3- L’angoisse des enseignants.

Nous avons parlé de toutes ces causes importantes d’angoisse, qu’elles soient d’ordre institutionnel ou social : la dévalorisation de la fonction enseignante par rapport à d’autres professions, l’inadaption des structures de l’Education Nationale aux besoins tant des élèves que des maîtres., l’hétérogénéïté des classes, la violence d’une certaine population scolaire...Toutes ces causes sont réelles et nous en avons relevé encore bien d’autres. Sans que nous ayons l’intention de les écarter ou de les minimiser, l’angoisse est liée à celles plus profondes encore, qui ont un lien avec la relation entre un maître et ses élèves, quels que soient l’effectif des classes ou même l’état nerveux de celles-ci (ces deux facteurs ne créant pas directement le problème mais venant l’accentuer). Le travail du maître porte sur des personnes et non pas sur des choses, comme dans d’autres actes professionnels. A la différence des pratiques socio-médicales, il y a en plus une relation à un troisième pôle, celui du savoir. Il faut ajouter une autre dimension dans la spécificité du fonctionnement du maître dans sa classe : le rapport au groupe qui a une importance dans la démarche d’apprentissage du savoir. Il concerne, bien entendu, l’élève qui est dans l’ ensemble, mais aussi l’enseignant qui doit s’y placer et non uniquement en pernanence par rapport à tel ou tel individu. Le savoir apparaît alors à l’élève comme non pas destiné à lui seul mais à partager et à construire avec d’autres. Dans cette vie de groupe, c’est le maître qui est sous les regards de tous où “être en vue” implique bien des risques.

Mais chacun de ces éléments ne peut véritablement s’isoler car tous sont intériorisés par les élèves ou par le maître, et de façon différente. L’élève, par exemple, intériorise le groupe, l’enseignant et, en partie, le savoir. Le maître intériorise le savoir, l’élève et le groupe... Chacun contient, d’une part, sa propre personne mais aussi des éléments des autres. Cette intériorisation s’effectue le plus souvent sur le mode du ressenti, donc de l’imaginaire, que de la réalité. Le groupe-classe, par exemple, est à la fois un élément objectif quant à son nombre, sa composition, sa structure, mais il est aussi sujet à l’imaginaire parce qu’il peut être vécu de façon très différente par chacun de ses membres et, en particulier, le maître. Parce que tel ou tel élève a été mal ressenti la veille et qu’il a pensé à ces enfants-là avant de s’endormir, la classe qu’il retrouve le matin ne sera pas la même. Mais aussi, dans le groupe, il peut y avoir tel élève qui rappelle des souvenirs plus ou moins lointains et l’appréhension de la classe n’est plus la même. De même, une réunion de trente élèves peut apparaître plus ou moins nombreuse selon les moments. Le vécu imaginaire, voire fantasmatique, du maître commande son expérience réelle. C’est à ce niveau que l’on pourrait relever une des origines de l’angoisse. Le phantasme travestit les données objectives et ne permet pas au maître de mesurer la distance qu’il fait éprouver au réel. Le désir de la bonne image de soi peut, par exemple, changer le réel. Mais, quelquefois, ce n’est pas le groupe classe dans son entier qui est fantasmé; c’est un élève ou un groupe d’élèves. Que peut éveiller en soi tel élève ou telle réaction de groupe ? A quelle profondeur de son passé psychologique ou scolaire ceci le renvoie-t-il ? Est-ce son image ou une image complémentaire de la sienne que le maître recherche ou rejette? Il est certain qu’il peut être aux prises avec une ambivalence vis-à-vis de cet élève ou de ce groupe, ne sachant pas comment réagir, passant d’une attitude de séduction cachée à une position d’agressivité qui ne se déclare pas vraiment. C’est le cas si le vécu de la classe par tel élève ou tel groupe d’élèves touche au plus profond du soi inconscient. Ainsi, l’angoisse apparaît S 3. Au cours des entretiens que nous avons eus avec les maîtres lorsqu’ils ont des difficultés dans leur classe, dans le témoignage de leur vécu surgit souvent l’expression de troubles personnels ou scolaires rencontrés lorsqu’ils avaient précisément l’âge des élèves avec lesquels ils se sentent dans l’embarras. Ce sont leurs confusions à eux qui, non résolues, ressurgissent au plan inconscient à l’occasion de celles que vivent ces élèves, comme s’ils n’avaient pas cicatrisé des plaies qui font de nouveau souffrir. Le maître, dans le quotidien de ces difficultés, ne réalise pas l’origine de ces maux dans la pratique de sa classe. Il en cherchera la cause uniquement dans la classe, alors qu’elle est en lui. Et, tant qu’on ne l’aidera pas à prendre conscience de la source de ses fantasmes, il en restera prisonnier. Il pourra même entretenir inconsciemment ce mal-être, en retrouvant, presque avec un sentiment d’assurance, ces périodes de difficultés avec certains de ces élèves.

Les conflits que peut rencontrer l’enseignant dans sa pratique professionnelle ont une origine très profonde. Quelles conséquences cela peut-il avoir dans l’acte d’enseigner ? Il est certain qu’au delà de la communication d’un savoir, l’instruction ou l’éducation font appel à celle d’un vécu et mettent en présence tout autant de contenus conscients qu’inconscients chez le maître et chez l’élève. On peut alors se demander ce qui peut exister comme projet inconscient sous le projet pédagogique. Que signifie donc l’acte d’enseigner s’il implique la mise en relation entre un adulte et un enfant ? Est-ce construire l’enfant à son image ? Est-ce la recherche d’une satisfaction personnelle dans un substitut de désir de paternité ou de maternité ?

Quoi qu’il en soit, enseigner sera toujours une forme de désir humain, du désir d’entrer en communication avec l’autre, à qui on donne un peu quelque chose de soi. La peur ou l’appréhension de n’être pas reçu quand on donne constitue toujours une source d’angoisse. La relation enseignante est souvent apparentée à une relation possessive, et cela se remarque si l’on souligne les difficultés qu’ont les maîtres pour accepter dans leur classe des personnes étrangères. Le degré d’implication affective peut être très important lorsqu’on observe les attitudes de séduction plus ou moins déclarée dans les jeux de scène qui peuvent devenir des jeux de peine avec bien des déceptions. Il faut s’interroger sur ce que signifient la déception enseignante et la souffrance, le découragement, la peine qui les accompagnent quelquefois.

Pour mieux comprendre ce problème, il faut tenir compte du fait qu’un des éléments de cette relation est un enfant, c’est-à-dire un être en construction. L’adulte, parce qu’il veut aider, prendre en charge, comprendre, va mettre en jeu des projections personnelles.

‘“Sans doute l’enfant qu’est l’élève ne représente pas dans l’inconscient du maître des valeurs symboliques aussi investies affectivement que dans l’inconscient des parents. Mais l’enfant reste néanmoins un symbole chargé de résonances affectives dans l’inconscient de l’adulte. Il attire inconsciemment celui qui reste attaché à sa propre enfance’ écrit G. Mauco G 4 . Cette relation serait-elle motivée par la tentation de retrouver son double, de contempler son image, de revivre son histoire ? Au delà de cet aspect répétitif, la relation enseignante met en évidence une volonté inconsciente de compléter ce qui a été inachevé, de rajouter ce qui a manqué, de perfectionner ce qui n’a jamais pu l’être.

La relation enseignante permet au maître, par sa fonction pédagogique et les intéractions au savoir qui vont avoir lieu, de retrouver l’élève qui est en lui et à qui il a manqué quelque chose. Ainsi, l’action éducative, peut apporter à l’élève (et inconsciemment à l’élève qui est en le maître) quelque chose de plus, pour devenir plus que ce que le maître a été ou est aujourd’hui C 5 . Nous pouvons retrouver, avec cette réflexion, une des motivations à la vocation enseignante. C’est ainsi que dans les entretiens, nous avons pû noter les remarques suivantes :

Dans le désir de combler, il y a là un aspect “nourricier” s’exerçant chez le maître et dont la frustration peut être source d’angoisse. L’oralité de la relation enseignante implique une valorisation de la parole comme nourriture. Ce désir de “donner le savoir, de le transmettre”, est une autre forme de motivation pour enseigner. C’est ainsi que nous pourrions comprendre que le maître ait des difficultés à accepter de ne pas pouvoir “nourrir” l’élève “qui n’a pas faim” parce qu’il n’est pas motivé pour apprendre et est en état d’anorexie intellectuelle par rapport à l’école. Sa fonction première va alors changer et il va devoir se tranformer en éveilleur de motivation pour certains de ses élèves. Parce qu’il n’aura pas été obligatoirement préparé à cette fonction et va se sentir privé du rôle qu’il recherchait en ayant choisi le métier d’enseignant, celui du nourricier du double inachevé qui est en lui, l’angoisse peut surgir. L’élève qui refuse d’apprendre refuse également de parler, et cette absence de relations orales engendre, pour le maître de l’anxiété, parce qu’il peut l’enfermer dans la solitude. Cette situation se complique davantage lorsque le rôle de “transmetteur des savoirs” est tenu par quelqu’un d’autre que lui, en particulier par les média. Le “retour” dans la relation pédagogique qu’il attend ne s’exerce pas ou mal et il ne reçoit plus la confirmation de l’image de lui qu’il cherche. Au contraire, c’est le renvoi d’une image trouble ou négative qui va s’opérer. Celui qui n’a pas dans ces cas là une image assez solide de lui va se sentir dévaloriser.

N’y a-t-il pas dans ces remarques, pour certains, la reviviscence d’une sorte de “stade du miroir” lacanien.

Il y a également une sorte de phantasme kafkaïen chez d’autres, qui ont un fort sentiment de culpabilité.

Ce sentiment est souvent lié à une incertitude sur l’avenir.

Nous devons également maintenant concevoir la façon dont l’agressivité est vécue dans la relation enseignante. En effet, l’amour et la haine sont au plus profond de chacun d’entre nous et à l’origine de l’angoisse L 6 .

L’agressivité est une réponse à la frustration d’affection, d’amour, comme une forme d’instinct de conservation qui est combatif J 7 . Dans une classe, le taux d’agressivité dépend de plusieurs facteurs. Le premier d’entre eux est celui de turbulence et d’instabilité nerveuse du groupe et de quelques élèves ayant une position de “leaders” A 8. Outre le type de leadership instauré par l’enseignant dans son rapport au groupe et aux leaders, il faut souligner ce qui tient à sa personne encore plus intimement : essentiellement sa capacité à accepter les frustations et à interpréter les conflits : l’enfant va transférer sur son enseignant une partie de ce qu’il vit dans son milieu familial et sa propre agressivité envers les adultes. Le maître va être confronté au problème de devoir répondre à ce transfert sans contre-transférer à son tour. La résistance sera encore plus lourde si l’on imagine tout ce qu’une pareille attitude peut réveiller dans son inconscient à propos de ses propres conflits M 9 . Parce que le maître a peur du conflit, il peut l’activer. Ce serait là la preuve de l’existence d’un conflit inconscient. La manière dont il vit sa propre agressivité, la façon dont il la manifeste est très important. Nous pouvons nous demander pourquoi il lui est si difficile de vivre ce phénomène de façon positive pour lui et pour les autres. Outre son équilibre personnel, l’image du soi professionnel, qui fait partie du rôle auquel s’identifient rapidement des personnalités fragiles, a un effet inhibiteur A 0 . Le maître est susceptible de ne plus comprendre ce qui se passe réellement dans un groupe et accentue l’agressivité potentielle quand il a peur de perdre aux yeux des autres, ou de soi-même, cette image du soi professionnel.

C’est ainsi que nous pouvons saisir tout le lien qui existe entre ces deux réalités vécues : l’agressivité et le désir de pouvoir. C’est ainsi que le pouvoir du maître ne se situe pas uniquement à partir de la relation au savoir. Il se place aussi par rapport à la connaissance de ce qui se passe dans le groupe. Ceci met en jeu, de la part des enseignants, des savoirs-faire et des savoirs-être. Le maître doit être capable de savoir ce qui se produit en lui lorsqu’il se déroule quelque chose dans la classe. Son agressivité est la signification de son angoisse devant la perte de pouvoir. Certains adultes sont agressifs par peur, parce qu’ils sont tellement désireux d’exercer leur pouvoir, tellement anxieux de vérifier qu’ils l’ont toujours et qu’ils ne sont pas sûrs d’eux.

Nous pouvons aller encore plus loin dans la réflexion sur l’angoisse enseignante. Celle-ci ne serait plus seulement une forme de l’identification à l’élève, de la recherche de l’image de soi ou de la volonté de pouvoir. Elle aurait son origine dans une forme plus inconsciente d’identification. Identification à tel maître qui a marqué l’enseignant d’aujourd’hui, au point de l’empêcher de se dégager de son modèle, dont il reproduira la situation d’autorité dans un substitut de la relation parentale. Bien des rigidités ont leur origine dans ce désir secret de s’identifier à l’interdit sans pouvoir se libérer de cette fascination inconsciente, puisque tout est vécu ici sur le mode du désir fantasmatique non reconnu. La spontanéïté du maître n’arrive plus à s’exprimer comme désir légitime et l’enseignant se réfugiera derrière les exigences institutionnelles, qui fonctionneront comme des renforcements identificatoires.

C’est pourquoi nous pouvons noter des manifestations de fuite lorsque des maîtres vont se placer derrière “le programme” pour se protéger de l’angoisse. D’autres se serviront des exigences des parents, de l’administration, de l’inspection. A titre de régulateur des craintes, il est bon que des médiations de l’angoisse interviennent comme elles le font dans toute société A 1 . Mais l’objectivité n’est pas la rigidité. Celle-ci prend souvent le prétexte de la nécessité des médiations pour fuir le problème. On dérive moins l’angoisse qu’on ne la fuit ou la masque et, du coup, elle ressurgit là où l’on ne l’attendait pas. C’est surtout juste au plan des relations interpersonnelles. Sous le prétexte de l’impartialité de l’enseignant, du self-contrôle qu’il doit garder, on renforce la fausse image du soi : les rigidités personnelles accentuent les mécanismes de défense sociale, on en oublie jusqu’à sa personnalité d’homme, jusqu’aux ressources de sa sensibilité. On bloque sa propre émotion sous divers prétextes et, au terme, on se retrouve beaucoup plus agressif qu’au début. Ce serait le cas des enseignants qui hésiteraient entre ne jamais exprimer leur agressivité et la faire surgir sans arrêt.

Les dérivations de l’angoisse sont nombreuses. L’agressivité contre les structures, le Ministère, le nombre d’élèves...en sont des formes possibles. De même les critiques contre la formation reçue.

Tout cela associe, trop souvent, le réel et le parfaitement justifié avec le phantasmatique. Ada Abraham le signale A 1 chez des enseignants israéliens plus soucieux de perpétuer un modèle acquis que d’instituer une expérience. Le refus de modifier sa relation pédagogique (et à travers elle de se changer soi-même) en attendant tout d’une évolution de ces structures n’est-il pas une forme de cette défense contre l’angoisse, qu’implique toute expérience de changement.

L’appel à des “recettes pédagogiques et relationnelles” est une autre forme de dérivation.

Il faut relever enfin l’existence d’activités hors enseignement chez les maîtres qui, parfois, y passent beaucoup plus de temps qu’à enseigner.

Notes
S.

ur cette notion d’ambivalence comme source de l’angoisse on peut appliquer à l’enseigneant ce que dit J. Favez-Boutonier : La notion d’ambivalence, étude critique, valeur sémiologique..., Thèse de médecine, Paris, 1938 et surtout L’angoisse , Paris, P.U.F.,1945, chap. VII et VIII où sont étudiés les instincts angoissants et agressifs.

G.

. Mauco : Psychanalyse et éducation , Flammarion, Coll. Champs, 1999, p. 165.

C.

’est ici une autre façon de présenter le rêve de Pygmalion que Kaës voit au fond du désir du formateur. Fantasme et formation, R. Kaës, D. Anzieu, Th. Louis-Vincent., p. 45 et 151 Paris, Dunod, 1997.

L.

e théâtre contemporain a surtout retenu l’aspect d’agressivité et de mort. Voir La leçon de Ionesco où l’enseignant, poussé à bout, tue l’élève. Symétriquement, dans Classes terminales d’Obaldia, c’est la classe qui a tué le professeur .

J.

. Boutonier : L’angoisse : “les instincts agressifs” .

A.

ce propos voir les études précises de Lippitt, White et Lewin.

Mais aussi, Psychologie sociale, textes fondamentaux anglais et américains présentés par A. Lévy, t. I, p. 278 sq., Paris, Dunod, 1996.

M.

ême si l’on accepte une théorie du transfert plus marquée par la thérapie existentielle (Rollo May) que par des thèses freudiennes, le même problème demeure : aboutir à une relation authentique . C.F. Max Pagès : La vie affective des groupes, p. 396, Paris, Dunod, 1997.

A.

da Abraham le souligne plusieurs fois (p. 59, 62) in Le monde intérieur des enseignants (Epi).

A.

. de Peretti signale le même problème sous d’autres formes in Liberté et relations humaines, p.96, Paris, Epi, 1976. On le retrouve aussi chez Max Pages : La vie affective des groupes, p. 415 (Dunod).

A.

. ABRAHAM, L’image de soi de l’enseignant, Jérusalem, vol.18, pp. 471-493 (en hébreu), 1972.