Chapitre VI.
L'exercice du métier

On remarque que les enseignants sont souvent figés dans leurs particularismes professionnels, leurs idiomes pédagogiques. C’est ainsi qu’on les loue certaines fois et même qu’on les méprise un peu. On les envie parfois lorsqu’on regarde leurs temps de vacances mais on les plaint aussi lorsqu’on pense aux enfants et à la patience qu’ils doivent avoir envers eux.

Que de chemins parcourus depuis l’instituteur, le maître d’école de naguère “hussard noir de la République”, auquel les lois sur l’enseignement de la dernière décennie du XIX° siècle ont confié la responsabilité d’une alphabétisation de masse, jusqu’à la création du nouveau corps de professeurs d’école 8 .

Enseigner, instruire, éduquer voilà donc en trois mots ce qui est au quotidien le fruit du travail des enseignants. Ce sont eux qui vont devoir porter la responsabilité de l’école car ce sont d’abord eux qui la font.

Mais la tâche des enseignants est-elle d’instruire ou d’éduquer ?

Guy Avanzini nous éclaire à ce sujet 9 : “‘Eduquer ou Instruire ? Faux dilemme. Il n’y a entre l’un et l’autre, nulle variation en sens inverse. La vraie différence se situe entre ceux qui espèrent modestement éduquer en instruisant et ceux qui entendent orgueilleusement éduquer indépendamment de l’instruction, que d’ailleurs ils réussissent inégalement. On doit se méfier de l’ambition des éducateurs et leur préférer la réserve de ceux qui se contentent de chercher à instruire, ce qui n’est pas si mal ; ils sont plus humbles, mais plus sérieux’ .

En somme, le métier reste le même qu’auparavant, mais il est incontestablement plus complet. Cela permet précisément d’aborder plus sereinement et plus efficacement la complexité de la tâche. La seule spécificité disciplinaire et le seul principe de “transmission des connaissances” ne permettent pas de travailler positivement sur les situations éducatives actuelles. Le travail des enseignants est devenu particulièrement difficile. C’est pourquoi il demande un profil professionnel particulier.

L’enseignant est engagé dans une démarche d’affirmation identitaire.

Mais, il est plus que quiconque confronté à cette démarche en tant que fondatrice et signifiante de son rôle. Son entreprise personnelle est porteuse il est vrai d’attentes et d’espoir mais aussi d’incertitudes et de remises en question dans sa démarche professionnelle.

Depuis deux ou trois décennies, des praticiens, des chercheurs, des responsables de l’enseignement scolaire repèrent les difficultés rencontrées par les maîtres dans le métier, les obstacles qu’ils doivent devoir franchir, les situations impossibles parfois où ils se disent immergés, leur lassitude, leur découragement, le gaspillage qu’ils dénoncent des compétences et des moyens.

Sommes-nous en présence d’une situation nouvelle ou alors de la focalisation actuelle d’une attention portée à un problème déjà ancien ?

Le fait nouveau qui apparaît cependant, c’est l’idée de professionnalisation.

Il faut se demander quelle peut bien être la spécificité de la fonction enseignante afin d’en faire l’attribut exclusif d’une “profession”.

C’est une question récente.

Si toute société implique une éducation, au double sens d’instruction et de socialisation, pendant longtemps cette fonction a été remplie de façon informelle. C’était dans la famille, dans l’environnement social que l’enfant apprenait ce qui lui était nécessaire pour s’intégrer dans la société. Il y a donc eu des sociétés sans écoles et, même après leur création et leur diversification modernes, c’est-à-dire en France surtout à partir des XVI° et XVII° siècles, longtemps encore la fonction enseignante est restée assez floue, de même que la qualification requise pour l’exercer.

Jusqu’à la moitié du XIX° siècle, l’enseignement est demeuré souvent une attente avant un métier. Il ne réclamait pas de qualification et de compétences bien définies.

Paradoxalement, on peut noter la force et la persistance de l’idéologie vocationnelle. Si en droit, n’importe qui ou presque peut enseigner, en fait la capacité pédagogique semble relever du don et appartenir en propre à la personne. Ainsi, on ne peut alors parler de professionnalité ni même de conditions de son organisation. Nous comprenons pourquoi la légitimation des différents métiers de l’enseignement s’est faite par référence à un extérieur : l’ordre juridico-politique pour l’instituteur primaire, la culture savante pour le professeur du secondaire et le monde du travail pour l’enseignement professionnel. L’activité de chacun se définissait par rapport aux fins que sont le citoyen, l’homme cultivé, le producteur.

Mais l’unification du système d’enseignement, son organisation par degrés et sa démocratisation ont profondément déstabilisé cette répartition des rôles. L’école en même temps subissait les assauts critiques de ceux qui voyaient dans son fonctionnement la reproduction des rapports sociaux dans leur structure hiérarchique (Pierre Bourdieu et Jean Claude Passeron P ) que ceux qui plaidaient pour sa disparition, la décrivant comme une entreprise de dépossession (Yvan Illich Y )

Nous sommes aujourd’hui dans une situation qui a engendré une véritable crise d’identité professionnelle que ressentent de nombreux enseignants. C’est sur la pratique de la classe que l’on pense ouvrir aux praticiens la voie de la professionnalisation. Une direction nouvelle existe avec le modèle “clinique” en se concentrant sur l’acte “d’enseignement-apprentissage”. C’est ainsi que ce n’est plus par référence à des fins de l’éducation, mais à partir de l’analyse de la structure d’une pratique supposée efficace que l’on cherche à légitimer le travail des professeurs.

Sommes-nous cependant dans un réel processus de professionnalisation de l’enseignement ?

La sociologie nous apprend que, pour qu’une occupation cesse d’être exercée plus ou moins bénévolement ou par vocation, puis en tant que métier, il faut, entre autres choses, que sa pratique devienne l’objet d’un savoir spécialisé, scientifique ou technique produit et transmis explicitement par ceux qui l’exercent. L’activité possède alors une certaine autonomie et donc une capacité à tenir les profanes à distance fondant un pouvoir d’autocontrôle reconnu par la société et garanti par l’Etat.

Mais il nous faut aussi préciser les termes de “professionnalisation” et de “profession”. Le dictionnaire Larousse en indique plusieurs sens :

M. Lemosse précise : “‘L’exercice d’une profession implique une activité intellectuelle qui engage la responsabilité individuelle...C’est une acivité savante, et de nature routinière, mécanique ou répétitive...Elle est pourtant pratique, puisqu’elle se définit comme l’exercice d’un art plutôt que purement théorique et spéculative...Sa technique s’apprend au terme d’une longue formation...Le groupe qui exerce cette activité est régi par une forte organisation et une grande cohésion internes...Il s’agit d’une activité de nature altruiste au terme de laquelle un service précieux est rendu à la société...”’ M

La recherche actuelle en Sciences de l’Education porte entre autres sur cette question de la professionnalisation de l’enseignement. R. Bourdoncle R apporte une réflexion issue d’une sociologie des professions. Il retient les critères qui émanent consensuellement d’études sociologiques. Une profession se définit d’abord selon deux grandes caractéristiques un savoir spécifique et un idéal de service appuyé sur “un souci prioritaire de l’intérêt général”.

L’enseignement est-il une vraie profession ? Bourdoncle fait d’abord remarquer “les connotations réductrices ou négatives pour désigner les réalisations imparfaites du modèle” ; ces réalisations sont qualifiées de “pseudo”, “semi”, “quasi” ou “sub”... professions. I

Ensuite, après avoir mis en évidence que l’enseignement ne suit pas le modèle des puristes de la sociologie, il relève, en particulier avec M. Huberman M , que

‘“les enseignants peuvent ou même vont devenir de vrais professionnels.”’

Ces considérations ont à voir avec l’enseignant. La personne qui travaille dans l’éducation, instituteur ou professeur en petite section de maternelle ou en cours moyen deuxième année, est au centre de notre attention et de nos préoccupations. En choisissant son métier, puis lorsqu’il prend sa classe et enfin quand il réfléchit à son avenir, il assume les grandes caractéristiques qui sous-tendent et organisent la réalité de la profession ou d’un métier en route de le devenir.

Relativement à la professionnalisation, nous accepterons l’idée qu’un sujet se professionnalise. Il apprend et perfectionne sa pratique. Il est pleinement responsable de son travail et de ses projets, il prend en charge son rôle et cherche à s’intégrer parmi les pairs.

Notes
8.

Décret N° 90 680 du 1er août 1990.

9.

Lettre du CLERSE , N° 20, mai 1993, pp. 11-13.

P.

.Bourdieu et J.C. Passeron, Les héritiers, Minuit, Paris, 1964.

P.Bourdieu et J.C. Passeron, La reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Minuit, Paris, 1970.

Y.

. Illich,Une société sans école , Seuil, Paris, 1971.

M.

. Lemosse, Le “professionnalisme” des enseignants : le point de vue anglais” , Paris, Recherche et formation N° 6, 1993.

R.

. Bourdoncle, La Professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines, dans Revue française de Pédagogie , N° 94, 1991, pp. 73-91.

I.

d. - Ibidem, p. 79.

M.

. Huberman, L'Evolution de la formation américaine. Une analyse contextuelle de la formation des enseignants aux U.S.A. et quelques points de comparaison avec l'Europe francophone, dans Debesse et Mialaret, Traité des sciences pédagogiques, tome 1. - Paris : P.U.F., 1978.