4- Instituteur... professeur d'école, un métier attachant.

Au cours des premières séries d’entretien, les remarques des enseignants ont permis de relever la prédominance de la relation affective dans la relation pédagogique. Le thème central mis en évidence a été celui de l’attachement du maître à son métier, à ses élèves, à sa classe.

Dans chacun des groupes entendus lorsque la relation pédagogique vécue dans la classe était témoignée, la prépondérance affective de cette relation s’est manifestée de façon flagrante. Les termes utilisés, les images décrites disent les désirs et les angoisses de la domination et de la possession, de l’empreinte exercée ou subie. Les propos recueillis illustrent en partie, à l’école, l’emprise D 2 exercée par le maître sur ses élèves et ressentie par celui-ci non seulement en culpabilité, mais en réciprocité.

Certains témoignent que leur désir d’amour domine parfois la raison d’enseigner. D’autres relèvent également la force de cette relation duelle adulte-enfant mais qui est différente car l’enseignant devient le médiateur entre la classe et la communauté sociale qui l’a désigné en son statut.

Le maître se place dans une double position. D’une part, il est dans une recherche fondée sur la croyance et l’utopie du dur désir d’être aimé. D’autre part, il vit au quotidien la rencontre des enfants porteurs de rêve et du rêve de plaisir, supports de remémorisations mais encore réalités singulières, inattendues et discordantes : les élèves sont multiples. Les écoliers sont objets et facteurs, malgré eux, de transfert.

L’amour des enfants est souvent invoqué comme motif du choix d’enseigner et, de fait, il est difficile d’imaginer un adulte déterminé à pratiquer un métier où il sera presque continuellement au contact d’enfants sans qu’il ressente de la sympathie à leur égard. Néanmoins, les liens affectifs qui rassemblent maîtres et élèves sont très difficiles : la haine peut se trouver au rendez-vous de l’amour, à l’insu des partenaires. En effet, vouloir s'intéresser aux enfants, c’est retrouver sa propre enfance. “Celui qui n’en a plus le souvenir n’en est pas moins habité car c’est là qu’il est né au désir, à la relation, à la perception de soi, à la frustation et à l’angoisse” (Daniel Hameline D 3 , 1971, p. 28).

L’enfant que l’on a été n’est pas celui que l’on se représente, que l’on reconstruit et que l’on croit retrouver en face de soi sur un visage... Il continue cependant de vivre secrètement au fond de nous, de manière silencieuse certes, mais particulièrement présente, qui ne demande qu’à apparaître. Affirmer que l’on aime les enfants est souvent synonyme du désir premier d’être aimé d’eux. Ceci peut être source de confusions et de désordres, voire de déstabilisation et de réactions d’agressivité chez l’adulte, lorsqu’un élève ne veut pas rentrer dans ce jeu.

Quoi qu’il en soit, en premier lieu, le désir du maître d’aimer et d’être aimé enferme l’écolier dans une relation qui se voudrait symbiotique. C’est ainsi que l’on peut relever les termes suivants, où le possessif rempli les discours “mes enfants... mes élèves...ma classe...” Certains ressentent un tel besoin d’être aimés qu’ils fondent inconsciemment une relation très forte mais aussi très exclusive auprès de leur classe. Ils essaient de susciter une admiration sans limite, autant par le biais d’un rapport passionné au savoir qu’ils enseignent que par une attention particulière aux personnes des élèves. Cette relation fusionnelle, qui peut lier le maître à un groupe d’élèves, entraîne une dépendance affective dangereuse, parce qu’elle ferme la voie de l’enfant vers l’autonomie nécessaire à son développement. “Les jeunes courtisés courtisent à leur tour et s’enferment dans une relation de type narcissique où l’on est avec un autre imaginaire” (Postic M , 1992, p. 245). Ils ne réalisent pas que le maître les manoeuvre. La relation prétendument fondée sur l’amour ressemble à une conquête narcissique, qui a pour finalité d’obtenir des élèves qui ne seraient que le reflet du maître.

Par la séduction ou l’autoritarisme sévère, d’autres maîtres encore affirment que leur “classe marche bien “. La satisfaction peut même rencontrer, précéder la justification “on les presse, mais c’est pour leur bien...de toutes façons c’est eux ou moi...” Cette dernière remarque, comme d’autres, nombreuses, en réfère cette fois au pouvoir de l’enfant. Dans la classe, l’enfant peut être puissant. Ainsi, les élèves peuvent prendre le pouvoir sur l’enseignant : le maître est pris. Son sentiment d’être bloqué, capté, emporté est d’autant plus fort et angoissant que l’adulte se prend lui-même à ses propres pulsions, en appel ou en réponse à celle de ses élèves. Ce jeu de séduction et de mise en scène dans le but de plaire est abordé par tout maître qui a le désir d’être reconnu, comme professionnel et comme personne, avec la crainte d’être en même temps rejeté. Soumis aux regards qui le dévisagent, il a conscience de passer une épreuve et va développer, selon sa manière d’être, différentes statégies pour séduire ses élèves et, par cette conquête, les conduire au savoir qu’il propose. Tout enseignement commence dans la séduction et implique un jeu d’échange de regards et de paroles. Mais cette rencontre, qui met en jeu un besoin de reconnaissance, ne doit pas dériver vers la tentation de se complaire dans un mouvement de reflets narcissiques et laisser à un second plan l’enjeu de l’école, qui est un lieu pour apprendre des savoirs et un lieu de culture. Lorsque le maître persévère dans une démarche de séduction auprès de ses élèves en concédant à toutes leurs sollicitations et éloignant le savoir des priorités de sa pratique professionnelle, il se place alors dans une situation dangereuse de relation affective complaisante parce qu’elle peut se suffire à elle-même et, ainsi, fausser la légitimité de son travail. Par ailleurs, les élèves attendent de l’institution d’être conduits vers des buts et non pas, uniquement, épanouis vers le divertissement et le charme. Les manquements des maîtres qui démissionnent de leur fonction première peuvent, pour certains enfants, les entrainer vers l’angoisse. Il s’agit, dans ce cas précis, de sujets qui sont affectés par ce que Jacques Lévine appelle des phénomènes de “déliaison” dans le tissu familial mais également scolaire et social.

Il y a aussi le désir d’être au niveau des enfants qui vient d’un sentiment de vouloir bien faire. C’est ainsi que le maître pense mieux les comprendre et mieux les aider, essayer en quelque sorte de rentrer en empathie. Le vouloir être au niveau des élèves se reconnaît aussi comme un désir de retour à l’enfance, à la spontanéïté, mais il peut encore signifier encore une démarche d’appropriation.

En somme, en lui-même, le maître doit être suffisamment assuré, et tout particulièrement au fait par rapport à sa propre affectivité, pour n’avoir pas à espérer l’amour de ses élèves.

Notes
D.

ans le langage juridique du XVII°siècle, l’emprise signifie l’action de prendre des terrains par expropriations. En psychanalyse, S. Freud la désigne comme but d’une pulsion d’appropriation de l’autre en tant qu’objet, jusqu’à sa destruction.

D.

. Hameline, Du savoir et des hommes, Gauthier Villars, Paris, 1971.

M.

. POSTIC, Observation et formation des enseignants, Paris, P.U.F., 1992.