5.10- Pourquoi est-on, pourquoi devient-on, un professeur heureux ?

Si l’on peut décrire le phénomème du bonheur d’enseigner, il est beaucoup plus malaisé d’en cerner les causes profondes. Existe-t-il des règles générales en la matière ? Trouve-t-on plus d’enseignants heureux dans telle ou telle catégorie ? Et tout d’abord ne seraient-ils pas tout simplement ceux qui ont réllement choisi ce métier ?

Il est difficile de décrire la voix la plus sûre pour arriver au bonheur d’enseigner. Mais, peut-être des différences entre les situations acquises provoquent-elles plus ou moins de plaisir. Plaisir du savoir transmis, plaisir du sacerdoce, plaisir de la séduction, ces ingrédients ne sont pas exclusifs les uns des autres. En plus de constituer le bonheur d’enseigner, ils ont l’avantage de procurer un ascendant sur les élèves. Qu’il détienne la connaissance que chacun doit assimiler, qu’il ait un projet pour l’élève, qu’il veuille le séduire par son charme ou son savoir-faire, l’enseignant prend le pouvoir et légitime celui-ci face aux élèves.

Le pouvoir constitue en lui-même un plaisir que reconnaissent certains. “‘Dans ma classe, je suis le seul maître, le seul responsable. Lorsque je ferme la porte de ma classe, je suis chez moi....’”

Le bonheur de transmettre, de faire comprendre, d’aider, de séduire, s’expriment eux-aussi en termes de pouvoir. “‘Les enfants du primaire sont un terrain propice, disponible. Ils sont prêts à faire le travail qu’on leur demande. Ils ne refusent jamais rien. Nous avons une chance inouïe de travailler ce matériau brut. J’éprouve une certaine fascination, un sentiment très agréable quand je trouve le biais de faire passer ce que je veux... dit un maître de Cours Moyen en milieu rural’.”

Mais aussi plaisir fragile, parce qu’illusoire. Tous espèrent avoir marqué leurs élèves du sceau de leurs efforts.

Mais le doute plane. “‘Que deviennent-ils après nous? C’est frustrant...Nous ne les gardons qu’un an ou deux. Parfois nous éprouvons bien des regrets lorsqu’on sait qu’un élève qui avait montré des capacités ne réussit pas toujours bien au collège’.”.

Ils sont parfois surpris de constater que ce n’est pas forcément ce qu’ils désiraient qui a marqué leurs élèves. Ainsi, cette maîtresse, à la veille de partir à la retraite, se souvient d’“‘un élève qui était un véritable cancre. Un jour, il me dit que j’ai été son professeur de bonheur ’ !”

Cette surprise n’est pas forcément inattendue. Le goût de la Beauté, de la Culture, de la Réussite qu’ils veulent faire passer à leurs élèves, supposés vivre dans la médiocrité, la banalité, sont en fait leur goût, leur culture, leur réussite. Ils veulent parfois créer des élèves à leur propre image, non pas dans un souci de propagande ni de “bourrage de crâne”, comme on pourrait simplement le croire, mais pour retrouver dans leurs élèves leur propre image, améliorée, réussie, rassurante. Les opérations de charme qu’ils lancent en direction de leurs élèves servent quelquefois à les rassurer eux-mêmes sur leur propre capacité de séduction‘. “C’est un métier dans lequel il vaut mieux ne pas vieillir..’ .” nous ont dit beaucoup d’entre eux. Plusieurs, aussi, reconnaissent être timides, déroutés en société, mais retrouver leur allant, leur pouvoir, dès qu’ils pénètrent dans une classe. “L’école est le lieu où je me sens utile...” rajoute même une maîtresse de maternelle.

Le plaisir ne naît-il pas tout simplement de l’agréable reflet que renvoie de soi-même une classe qui écoute, qui travaille, qui admire et qui aime ?

Mais ce plaisir reste fragile. Car, s’il vient de l’image de la classe, la moindre fêlure dans la glace peut le briser. Les fêlures, ce sont, pour les uns, les cancres, pour les autres ceux qui se moquent de tout, deviennent agressifs voire violents... Autant un maître malheureux peut être obsédé (jusqu’au cauchemar) par le visage de quelques élèves méchants ou désagréables, autant le maître heureux nie ceux-ci, les efface, les fond dans le groupe dont il fabrique, globalement, le bonheur. Bien vite, le transmetteur doit admettre qu’il laisse tomber ‘ceux qui sont vraiment trop mauvais’ , le missionnaire “ceux dont le cas est désespéré parce que nous ne sommes pas des assistantes sociales” et les séducteurs “ceux qui restent insensibles à leur séduction.” En dernier ressort, ‘le bonheur d’enseigner ne dépendrait-il pas du nombre d’ânes bâtés ou d’ames damnées qui refuseraient d’entrer au paradis de la classe heureuse ?’

Le métier d’enseignant et l’Education Nationale permettent souvent plus d’initiatives qu’on ne le croit. C’est le cas d’un directeur d’une école rurale primaire, qui trouve bien des satisfactions avec l’informatique. Ses élèves aussi.

De la cour de récréation, on domine le village et ses quatre cent cinquante habitants. La mairie est flanquée de deux petites classes : celles des grands, qui regroupe les enfants de Cours Elémentaire 2° année et de Cours Moyens et celle des petits, composée des enfants de maternelle , du Cours Préparatoire et du Cours Elémentaire 1° année. Lui est directeur et, elle, son épouse, est sa collègue. Il atteindra l’âge de la retraite dans quelques années, tous les deux enseignent ici depuis plus de vingt-cinq ans... Il ne manque plus que l’odeur de l’encre bleue et le bruit de la craie sur les ardoises. Seulement ici, depuis longtemps, le tableau noir ne sert plus que de panneau d’affichage : la machine et l’ordinateur sont entrés.

Sur les étagères s’entassent des collections complètes de revues scientifiques, sur les bureaux; sept micro-ordinateurs dépareillés. Dans un coin, une caméra vidéo trône à côté du projecteur de cinéma vieux d’au moins un demi siècle; plus loin, des magnétophones, une imprimante, une machine à écrire, des projecteurs de diapositives. Trois postes de télévision surplombent la classe. Sur deux d’entre eux, on peut lire une lettre : Bonjour, nos cousins de France ! Nous avons cherché votre village sur une carte de France et nous ne l’avons pas trouvé... Si ce village ne dispose pas d’une notoriété suffisante pour figurer sur les atlas, sa mairie-école est, elle, bien connue des cousins québécois. Pionniers de la téléinformatique scolaire, ces maîtres ont été les premiers à communiquer avec l’Amérique du Nord par boîte à lettres électronique interposée. Aujourd’hui, leurs élèves entretiennent des relations avec quatre classes canadiennes et une française. Ces enseignants n’ont rien de jeunes génies nés avec les technologies nouvelles, mais ces dernières les fascinent et ils ne se privent pas de l’afficher. Tout le monde, ici, trouve naturel que le local de la mairie abrite, en plus du nanoréseau intercommunal, un superbe ordinateur qui gère toute l’administration de la commune. Depuis le temps, les habitants du village le connaissent bien. Ils ne s’inquiètent plus des bizarreries de leur instituteur-secrétaire de mairie.

Il s’est lancé dans l’aventure sans faire le compte de ses nuits blanches, ni de ses économies. C’est lui qui règle les factures de télécommunications. L’an dernier, il a payé 3 600 F. avec ses propres finances...