Conclusion

Cette étude est, sans doute pour le premier degré, la première de son genre. ll ne nous est donc pas facile d’en apprécier les résultats par comparaison à ceux d’autres recherches empiriques. Cependant, un travail de cette nature, nous y avons fait référence à plusieurs reprises, avait été réalisé par Michaël Huberman pour le second degré.

En tenant compte de l’ensemble de ces travaux, on peut affirmer l’existence de “séquences types” ou “maxicycles”. C'est pourquoi, l’entrée dans la carrière est fréquemment représentée en terme de “survie”, ce qui correspond au “choc du réel” ou de “découverte” faisant référence à “l’enthousiasme du départ”. Lorsqu’un maître débute, il peut être confronté à deux réalités : d’une part, les indécisions et l’expérimentation dans l’hésitation, la centration sur soi-même, le décalage entre idéaux et réalités quotidiennes de la classe, d’autre part l’expérimentation positive, la satisfaction d’avoir à enseigner et, pour certains, même dans leur propre classe, faire partie d’un corps de métier constitué.

Les résultats de notre recherche vont manifestement dans cette direction. Pour la majorité de ceux que nous avons interrogés, l’entrée dans la carrière est soit plutôt facile si elle s’effectue dans la découverte par des contacts positifs, soit plus difficile si elle s’accompagne de sentiments de craintes, de doutes. Ce sont les enseignants entrés tardivement dans le métier qui vivent le mieux ce départ dans la carrière. Cette première phase dite “d’exploration” correspond bien à ce que la littérature classique nomme “la socialisation professionnellle”.

En ce qui concerne la deuxième, identifiée comme période de “stabilisation”, elle se rapporte à l’engagement, au sentiment d’appartenir réellement à un groupe de pairs mais aussi à une consolidation des compétences professionnelles. Ce stade apparaît au sein de la majorité des enseignants interrogés peu soumis aux doutes.

Si ces deux phases initiales sont facilement identifiables, celles qui suivent sont à considérer de façons diverses. En effet, dans la période “d’expérimentation ou de diversification”, il est question, pour certains, d’accroître leur participation et leur impulsion au sein de la classe. Pour d’autres, l’enjeu est plus institutionnel et ils vont critiquer les incohérences du système. C’est, par conséquent, à ce moment que certains vont commencer des activités à dominante plus administrative, ce qui peut se traduire par des phénomènes d’ambition personnelle ou de nouveaux défis pour fuir le spectre de la routine.

La phase suivante, de “remise en question”, est souvent présente : ses origines ne sont pas toujours très claires et ses manisfestations variées, allant d’un simple sentiment de routine à de fortes remises en question sur la poursuite de la carrière voire, pour certains, la volonté de la quitter. Dans notre étude, nous avons relevé que 36,7 % affirmaient ouvertement avoir eu des moments de doute, 5 % l’envie de changer de métier et 26 % ne savaient pas vraiment. Nous trouvons une grande part de ceux qui ne désirent pas rester parmi ceux qui avaient comme motivation première :

Ce sont donc des motivations matérielles et actives. Mais, dans la presque totalité de ces motivations, l’intérêt est porté sur une recherche de bien-être personnel.

Lorsque l’on a pensé sérieusement quitter l’enseignement, si les motivations de départ sont préférablement matérielles, les moments de doute se manifestent très tôt dans la carrière et se prolongent tout au long de celle-ci. Lorsqu’elles sont davantage passives, ils existent sensiblement en tout début de carrière, disparaissent presque totalement ensuite réapparaissent en milieu de celle-ci. Enfin, si elles sont plutôt actives, ils ne se présentent réellement qu’en milieu de carrière et continuent jusqu’à la fin.

D’une manière plus générale, il se manifeste une “zone de danger” entre 7 et 14 ans d’ancienneté, suivie de près par une seconde “zone à risque” entre 15 et 25 ans. C’est dans ces périodes que la remise en question semble concerner le plus de maîtres. Ce phénomène est peut-être dû aux conditions d’exercice du métier et à la réalité quotidienne de la gestion de la classe, des élèves. La vie professionnelle est, tout particulièrement dans ces moments là, plus pénible.

La phase modale suivante, “sérénité et distance affective”, présuppose que le problème soit dépassé. Dans les études empiriques, on qualifie ce stade d’“état d’âme” où l’on se sent moins énergique et donc moins investi, mais aussi plus détendu et moins soucieux de la vie de la classe. Cette phase correspond à un engagement affectif décroissant à l'égard des élèves. Il s’agirait d’un repli progressif. Cet état peut être considéré comme relativement positif : le maître se détacherait progressivement de ses élèves, de sa classe, “sans rancune” pour se donner plus de temps à soi, s’ouvrir vers des centres d’intérêt extérieurs à l’école. Mais un autre type de désengagement peut avoir lieu, qui serait nettement plus négatif, où l’enseignant deviendrait plus “râleur”, plus critique sur l’évolution de l’école, vivant mal des difficultés avec les élèves ou ne se retrouvant plus dans la vie de l’école et ses modes de fonctionnement.

Les motivations initiales actives préserveraient plus longtemps le désir d’enseigner et permettraient aux maîtres de découvrir les “ingrédients” du bonheur à exercer leur métier.

Lorque nous avons interrogé les maîtres, ils nous ont répondu à 75 %, que, compte tenu de leur expérience, ils choisiraient de nouveau l’enseignement. Est-il possible d’amorcer une réflexion sur leurs conditions de satisfaction ? Ainsi, il semblerait que celle qui est éprouvée en début de carrière aurait pour origine le fait d’une assurance dynamisée par des motivations actives, qui entraineraient plus de vitalité et d’implication dans la vie d’enseignant. Quel que soit le début dans la carrière, afin de ressentir une véritable satisfaction professionnelle plus tard, ils doivent ensuite connaître une phase de stabilisation, où seront réunies les conditions d’un engagement définitif c’est à dire avoir une classe que l’on a désirée, avoir pû y établir une ambiance agréable et d’excellentes relations avec les élèves, entretenir de fructueux rapports avec les autres enseignants de l’école et un bon contact avec les parents, mais aussi maîtriser les facettes des méthodes et pratiques pédagogiques. Cette phase doit mener sur une ouverture vers l’activisme et une pratique stimulante. Malheureusement, quelquefois, lorsque l’engagement de départ est trop fort, parce qu’il vise des changements de structure, ou qu’il est trop isolé du reste de l’équipe de l’école, le maître vit plutôt la désillusion .

Le problème du rapport avec les élèves est présent dans la majorité des motivations de départ mais aussi au coeur des inquiétudes, des embarras, voire des crises, lorsque les enseignants en sont victimes. Le métier leur demande de réfléchir sur leur relation à l’autre parce qu’il s’agit d’une relation particulière, qui évolue avec le temps. Les plus jeunes semblent plus proches de leurs élèves et ont un élan à l’investissement et ainsi peut-être sont plus susceptibles à la déception. Les relations trop proches au départ deviennent souvent plus distantes parce que l’enseignant vieillit et se sent éloigné de ses élèves, qu’il ne comprend plus toujours et trouve plus indisciplinés. Mais le temps qui passe peut en outre apporter à certains de la joie à découvrir chaque année des enfants nouveaux. La difficulté dominante reste celle de la motivation des élèves. Ainsi, les maîtres quelles que soient leurs motivations initiales à l’entrée de leur carrière, doivent capter et attirer des élèves qui ne respectent pas toujours les règles attendues. C'est pourquoi, ils rencontrent le même problème que celui de leurs élèves et sont dans l'obligation de “se motiver” également afin d’engendrer des “motivations scolaires”. Leur métier a donc considérablement changé : il met en valeur la personnalité autant que les compétences. Le maître, dans sa classe, n’est plus simplement engagé dans une relation cognitive mais également affective.

Nous ne pouvons oublier, néanmoins, qu’un certain degré de difficultés de la vie privée pourrait être quelquefois à la base d’une remise en cause de la relation avec les élèves.

Enfin, les hommes semblent miser davantage sur leur carrière que les femmes qui conservent d’autres centres d’intérêt que professionnels. Ainsi, leur satisfaction se montre moins décisive sur le plan affectif. Elles assument mieux les déceptions et s’exaltent moins de leurs réussites. Cette attitude concourt au prolongement d’un niveau d’engagement dans la carrière voire jusqu’à la fin. Les hommes, eux, ont un cheminement plus irrégulier, allant de période d’un fort dynamisme suivie de repli et de plus grand conservatisme.

Enfin, chez les plus âgés et entrés jeunes dans le métier, on peut relever un dernier moment qui correspondrait à une incompréhension de l’évolution générale du système scolaire perçue comme problématique.

Les conditions d’exercice ne sont pas faciles pour tous. Elles influenceraient, tout particulièrement ceux se sont engagés avec des motivations extrinsèques. La manifestation de moments d’incertitude peut conduire certains à un sentiment d’envie de faire autre chose voire plus sérieusement de malaise pouvant aller jusqu’au réel désir de quitter le métier.

“Enseignement, enseigne, saignée...” écrivait Harold Portnoy méditant sur la formation H , Freud lui-même avoua un jour que l’éducation était “une oeuvre impossible”. Cependant, nous avons pu relever, au cours de nos rencontres et de notre enquête, qu’il y avait des maîtres heureux, heureux d’enseigner, de transmettre des connaissances, d’être à l’origine de la construction du savoir de l’élève en l’aidant à augmenter son savoir. De l’angoisse à la joie, celle des maîtres du premier degré et celle de l’élève est toute semée de phénomènes affectifs. A l’opposé du rationalisme affectif pédagogique classique (“Le maître doit être sans coeur” disait Alain), c’est peut-être la grande découverte de la pédagogie des trentes dernières années. “L’école transmet des connaissances mais échoue totalement sur le plan émotionnel ” confiait Bettelheim L . Ne faudrait-il pas plutôt dire que, pour transmettre des connaissances, l’école aujourd’hui doit intégrer et utiliser le plan émotionnel, chez le maître comme chez l’élève?

L’équilibre nerveux du premier conditionne celui du second encore plus, peut-être, que ce dernier celui-là. C’est souvent à travers tout un système de relations inconscientes que se jouent, chez l’élève, tous les problèmes de la relation au savoir et du désir de se l’incorporer. Et ces rapports inconscients entre enseignants et enseignés se situent beaucoup plus au plan de l’affectivité et de la personnalité profonde qu’à celui des idées claires et des bilans scolaires.

Ainsi, nous avançons donc l’intérêt et la nécessité, pour les maîtres du premier degré, d’une formation psychologique ou, plus précisément, psycho-professionnelle. En ce qui concerne le problème de l’implication, un travail est à faire avec eux sur la mise à jour des investissements, des attentes et des illusions, des déceptions et des ambivalences, des angoisses. Mais aussi, une attention sur les projets, en cherchant à construire des distances et des dégagements créatifs, à soutenir la réflexion de l’enseignant sur soi dans le rôle assigné, est à conduire. La formation, comme processus interne à la personne est entre autres, un travail du lien : comme procédure “engagée” du dehors sur la personne et avec elle, ne serait-elle pas un travail sur le lien ?

On peut certainement obtenir des améliorations substantielles à l’aide de ces programmes de formation, mais le malaise des enseignants ne pourra disparaître que si nos sociétés leur offrent un soutien et une reconnaissance réelle de leur travail. La clé de ce malaise est dans la dévalorisation de leur profession, la (parfois) médiocrité de leurs conditions de travail qui ne permettent pas toujours de faire un enseignement de qualité. On les en rend pourtant responsables et on le leur reproche amèrement.

La personne qui professe dans l’éducation : instituteur ou professeur en maternelle ou en dernière année du primaire est au centre de notre attention et de nos questions. Cependant, sa place ici privilégiée ne lui revient précisément que parce qu’elle enseigne : elle a affaire à des élèves.

En proposant que tout soit mis en oeuvre pour un meilleur équilibre dans sa vie d’enseignant, nous visons au mieux de la personne, à partir du sentiment et de la réalité d’une efficacité professionnelle améliorée, gratifiante. Alors, les élèves seront, autant que les maîtres, les bénéficiaires de l’opération.

Notes
H.

. Portnoy : Rive, dérive : essai sur l’imaginaire et la formation, Formation 2, p. 214, Payot.

L.

e Monde de l’éducation n°22.