III.2. Identification des visages familiers

La reconnaissance d'une personne connue nécessite non seulement de pouvoir discriminer son visage des autres représentations faciales en mémoire, mais aussi de pouvoir récupérer des informations sémantiques permettant de la re-situer dans un contexte social précis. Les études qui portent sur cette question tendent à indiquer que l'identification de la personne implique plusieurs étapes, organisées séquentiellement, l'accès à l'étape ultérieure n'étant possible que lorsque les traitements de l'étape précédente ont été intégralement accomplis (Hay & Young, 1982 ; Bruce & Young, 1986). Au cours des années 80, notamment, plusieurs études ont suggéré que l'identification complète d'une personne implique trois étapes : (i) déterminer la familiarité du visage, (ii) accéder aux informations sémantiques et (iii) retrouver son nom.

L'organisation séquentielle de ces trois étapes a été étudiée à travers les difficultés de la vie courante. Young, Hay et A. Ellis (1985a) ont demandé à des participants de noter les problèmes de reconnaissance des personnes qu'ils rencontrent quotidiennement. Un premier type de difficulté fréquemment rapporté est le fait de savoir qu'on connaît la personne (sentiment de familiarité) sans pouvoir se rappeler quoi que ce soit d'elle. La difficulté inverse, retrouver des informations sémantiques sans avoir le sentiment de connaître la personne, n'a jamais été rapportée. De même, les participants rapportaient que, parfois, ils se rappelaient plusieurs informations sémantiques sans parvenir à retrouver le nom de la personne. Là encore, l'observation inverse, retrouver le nom sans se rappeler aucune information sémantique, n'a jamais été décrite. Ces rapports oraux de sujets sains suggèrent donc que la récupération du nom nécessite la récupération préalable des autres informations sémantiques, celle-ci nécessitant l'accès préalable à la familiarité du visage. Hanley et Cowell (1988) ont observé le même pattern de difficultés en demandant à leurs participants de dire si les visages de personnes célèbres étaient familiers, de fournir des informations sémantiques sur elles et de donner leur nom. D'autres études ont indiqué que la récupération d'informations sémantiques est plus facile que celle du nom (e. g., Cohen, 1990a ; McWeeny, Young, Hay, & A. Ellis, 1987 ; Stanhope & Cohen, 1993). L'enregistrement des temps de réaction a aussi montré une organisation séquentielle de type familiarité, informations sémantiques, puis nom. Par exemple, Young, McWeeny, Hay et A. Ellis (1986a) ont observé qu'une décision de familiarité est prise plus rapidement qu'une décision sémantique. Par ailleurs, une décision sémantique donne lieu à des temps de réponse plus courts que l'accès au nom, même avec un petit nombre de visages appris (Johnston & Bruce, 1990 ; Young, A. Ellis, & Flude, 1988).

Cette hypothèse d'organisation séquentielle est renforcée par l'observation selon laquelle des facteurs distincts affectant spécifiquement, ou plus fortement, l'un ou l'autre de ces composants. Par exemple, Young et al. (1986a) ont observé que les décisions sémantiques sont plus rapides lorsque l'ensemble des visages familiers provient d'une seule catégorie sémantique (i.e., profession : politicien). Les décisions de familiarité ne sont pas affectées par cette manipulation8. Dans la même ligne, Hanley et Cowell (1988) ainsi que Brennen, Baguley, Bright et Bruce (1990) ont comparé l'efficacité de différents indices sur les différents types de décision. Ces indices étaient la présentation d'une seconde photographie du visage, d'un détail biographique, ou des premières lettres du nom. Les premières lettres du nom favorisent la dénomination, surtout si la profession est déjà retrouvée. Les détails biographiques aident la remémoration de la profession, mais seulement si le visage est préalablement perçu comme familier. Une autre preuve de cette dissociation entre les informations sémantiques et le nom provient des recherches où il était demandé aux sujets d'apprendre des informations sémantiques (profession, hobbies) et le nom de personnes fictives (Cohen, 1990a ; Cohen & Faulkner, 1986 ; McWeeny et al., 1987). Dans ces études, le nom était plus long à apprendre et il était moins bien rappelé.

Les études neuropsychologiques indiquent, elles aussi, une dissociation entre les différentes étapes d'identification (pour une revue, voir Young, 1992). Certains patients prosopagnosiques, incapables de reconnaître les visages familiers, n'éprouvent aucun sentiment de familiarité et ne peuvent récupérer ni les informations sémantiques ni le nom (e. g., De Haan, Young, & Newcombe, 1987 ; Young, De Haan, & Newcombe, 1990 ; A. Ellis, Young, & Critchley, 1989). Certains, par contre, éprouvent un sentiment de familiarité sans pour autant retrouver la moindre information sémantique ou le nom (e. g., De Haan, Young, & Newcombe, 1991a). Pour d'autres, seul l'accès au nom est atteint (e. g., Flude, A. Ellis, & Kay, 1989 ; voir aussi Semenza & Zettin, 1988, 1989).

Cependant, plusieurs auteurs ont remis en question cette organisation purement séquentielle. Le premier, à notre connaissance, est Bruyer (1987b). Il a rappelé un cas de prosopagnosie rapporté par Bruyer, Laterre, Seron, Feyereisen, Strypstein, Pierrard et Rectem (1983) où le patient ne pouvait apparier correctement un visage avec un nom de pays ou une profession dans une tâche à choix forcé. Cependant, toujours au cours d'une tâche de choix forcé, il pouvait apparier un visage et son nom avec une probabilité différente du hasard. Il apprenait aussi plus facilement à ré-assossier correctement un visage familier avec son nom plutôt qu'avec un autre nom. Bruyer (1987b) a invoqué une liaison directe entre la représentation d'entrée et la représentation du nom, ne passant pas par les étapes antérieures qui permettent les décisions de familiarité ou la récupération des autres informations sémantiques.

Plus tard, Burton et Bruce (1992) ont suggéré que la récupération du nom n'implique pas un mécanisme ou une étape différente de la récupération des autres informations sémantiques. La plus grande difficulté observée pour accéder au nom résulterait du fait que ce dernier est un qualificatif généralement unique (i.e., une seule personne porte un nom donné) alors que la plupart des autres informations sémantiques, comme la profession, sont partagées par plusieurs personnes. Cohen (1990a, 1990b) a aussi remis en cause la dissociation entre les deux types d'informations, mais en proposant une autre explication. Selon elle, le nom est moins utile et a moins de sens que les autres informations sémantiques. Il est donc moins intégré dans le système sémantique (pour un débat entre ces deux conceptions, voir Stanhope & Cohen, 1993 et Bruce, Burton, & Walker, 1994).

L'organisation séquentielle des opérations de dénomination et de récupération des informations sémantiques est donc remise en question. Il semblerait que le nom soit simplement une information sémantique particulière. Néanmoins, à l'exception de Bruyer (1987b), personne ne remet en cause, pour le moment, l'organisation séquentielle entre l'accès à la familiarité et la récupération des informations sémantiques.

Notes
8.

Comme tous les visages familiers proviennent d'une même catégorie professionnelle, la décision sémantique sur la profession peut être prise en regardant uniquement si le visage est familier ou non. D'ailleurs, Young et al. (1986a) n'ont pas observé, dans ce cas, de différence entre décision de familiarité et décision sémantique.