IV. Bases neuronales de la reconnaissance des visages

IV.1. Latéralité hémisphérique et reconnaissance du visage

Chez les sujets sains, la présentation d'un visage dans l'hémi-champ visuel gauche (hémisphère droit) permet une reconnaissance plus efficiente et plus rapide que s'il est présenté dans l'hémi-champ visuel droit (hémisphère gauche) (e. g., Geffen, Bradshaw, & Wallace, 1971 ; Hilliard, 1973 ; Klein, Moscovitch, & Vigna, 1976 ; Phippard, 1977 ; Pirozzolo & Rayner, 1979 ; Rizzolati, Umilta, & Berlucchi, 1971). Cette supériorité de l'hémisphère droit a été confirmée par les études de patients présentant des lésions cérébrales. Lorsqu'il s'agit d'inspecter un visage et de le retrouver parmi d'autres, les patients atteints à l'hémisphère droit montrent une plus grande dégradation des performances par rapport à des sujets normaux ou des patients atteints à l'hémisphère gauche, notamment lorsque les lésions concernent la partie postérieure de l'hémisphère droit. (De Renzi & Spinnler, 1966 ; De Renzi, Faglioni, & Spinnler, 1968 ; Milner, 1968 ; Warrington & James, 1967 ; Weddell, 1989 ; Yin, 1970). Par ailleurs, les patients "split-brain" (section chirurgicale ou naturelle du corps calleux) reconnaissent mieux un visage lorsqu'il est présenté dans le champ visuel gauche (Gazzaniga & Smylie, 1983 ; Levy, Trevarthen, & Sperry, 1972). De plus, l'étude des potentiels évoqués indique qu'il existe une onde N170 spécifique aux visages qui est, généralement, plus ample dans la région temporale postérieure droite plutôt que gauche (Bentin, Allison, Puce, Perez, & G. G. McCarthy, 1996 ; George, Evans, Fiori, Davidoff, & Renault, 1996).

L'hémisphère droit joue donc un rôle important lorsqu'il s'agit de reconnaître un visage. Il faut cependant noter que la reconnaissance par l'hémisphère gauche n'est pas impossible ; elle est seulement moins efficace et moins rapide. D'ailleurs, l'étude de patients commissurotomisés a indiqué que la reconnaissance des visages est possible par les deux hémisphères isolés (Levy et al., 1972 ; Sergent, 1990a, 1990b). Cette observation peut expliquer que la "supériorité" de l'hémisphère droit n'est pas nettement mise en évidence lors des études d'imagerie cérébrale : même si certaines ont montré une activation plus importante dans l'hémisphère droit (e. g., Horwitz, Grady, Haxby, Schapiro, Rapaport, Ungerleider, & Mishkin, 1992 ; Kanwisher et al., 1997 ; G. McCarthy, Puce, Gore, & Allison, 1997 ; Puce, Allison, Asgari, Gore, & G. McCarthy, 1996 ; Sergent, 1991 ; Sergent, Ohta, & McDonald, 1992 ; Sergent, Ohta, McDonald, & Zuck, 1994), l'hémisphère gauche n'était pas inactif (e. g., Sergent, 1991) et d'autres études ont observé une activation bilatérale sans supériorité particulière de l'hémisphère droit sur l'hémisphère gauche (e. g., Courtney, Ungerleider, Keil, & Haxby, 1997 ; Puce, Allison, Gore, & G. McCarthy, 1995).

L'étude des patients prosopagnosiques a d'ailleurs relancé ce débat : la prosopagnosie nécessite-t-elle des lésions bilatérales ou des lésions unilatérales droites sont-elles suffisantes pour la provoquer ? Les premières recherches publiées sur cette question décrivaient des lésions bilatérales à l'autopsie des patients (Benson, Segarra, & Albert, 1974 ; Benton, 1980 ; A. Damasio, H. Damasio, & Van Hoesen, 1982 ; Hécaen & Angelergues, 1962 ; Meadows, 1974; Nardelli, Buananno, Coccia, Fiaschi, Terzian, & Rizzuto, 1982). Les études neuropsychologiques suggéraient donc que les patients atteints à l'hémisphère droit présentent une plus grande dégradation dans le traitement des visages, mais la perte totale de la capacité à reconnaître un visage semble associée à des troubles bilatéraux (A. Damasio et al., 1982 ; A. Damasio, Tranel, & H. Damasio, 1990). L'apparition du CT-scan a cependant relancé la polémique. Même si Whiteley et Warrington (1977) ont rapporté deux cas (sur trois) ne présentant pas de lésions bilatérales apparentes au CT-scan, les premières utilisations de la technique d'imagerie cérébrale confirmaient l'origine bilatérale de la prosopagnosie (Brazis, Biller, & Fine, 1981 ; Bruyer, Laterre, Seron, Feyereisen, Strypstein, Pierrard, & Rectem, 1983 ; A. Damasio, 1985 ; A. Damasio & H. Damasio, 1986 ; A. Damasio, H. Damasio, & Tranel, 1986 ; A. Damasio et al., 1982 ; Nardelli et al., 1982 ; Newcombe, 1982). Cependant, depuis 1985, plusieurs recherches ont indiqué des lésions apparemment confinées dans l'hémisphère droit (De Renzi, 1986a, 1986b ; Evans, Heggs, Antoun, & Hodges, 1995 ; Landis, Cummings, Christen, Bogen & Imhof, 1986 ; Michel, Perenin & Sieroff, 1986 ; Tiberghien & Clerc, 1986 ; Torii & Tamai, 1985). La question n'est toujours pas réglée aujourd'hui. Pour certains, une lésion restreinte à l'hémisphère droit postérieure peut être souvent suffisante pour produire une prosopagnosie (e. g., De Renzi, 1997). Pour d'autres, la lésion droite doit au moins s'accompagner de conditions particulières dans l'hémisphère gauche pour provoquer une prosopagnosie (e. g., Damasio, 1989 ; Tovée & Cohen-Tovée, 1993).

Plusieurs auteurs suggèrent que la supériorité de l'hémisphère droit tient au fait que les deux hémisphères n'utilisent pas la même stratégie pour traiter ce type de stimuli (H. Ellis, 1983 ; Gazzaniga & Smylie, 1983 ; Rhodes, 1985 ; Sergent & Bindra, 1981 ; Young, 1988). Il a notamment été observé que cette supériorité disparaît lorsque les visages sont présentés renversés (Yin, 1969, 1970 ; Leehey et al., 1978). De plus, les patients souffrant de lésions postérieures droites sont atteints dans le traitement de visages présentés à l'endroit, mais leurs performances sont à un niveau normal pour le traitement de visages renversés (Yin, 1970). Il est donc probable que la supériorité de l'hémisphère droit résulte du fait que les informations configurales sont traitées dans l'hémisphère droit et les informations componentielles dans l'hémisphère gauche (Carey & Diamond, 1977 ; Davidoff & Donnelly, 1990 ; Rossion, Dricot, Devolder, Bodart, Crommelinck, De Gelber, & Zoontjes, 2000a ; Versace & Tiberghien, 1988 ; Yin, 1970). Cette distinction entre traitement configural versus componentiel permet aussi d'expliquer que la reconnaissance du visage est possible par l'hémisphère gauche - son activité est d'ailleurs attestée lors des études d'imagerie cérébrale - même si les performances sont moins bonnes. Par ailleurs, d'autres recherches ont distingué les deux hémisphères sur la base des fréquences spatiales auxquelles ils sont sensibles (voir Sergent, 1989). L'hémisphère droit semble plutôt traiter des informations de basse fréquence spatiale et l'hémisphère gauche des informations de haute fréquence (Coin, Versace, & Tiberghien, 1992 ; Keenan, Whitman, & Pepe, 1989 ; Versace & Tiberghien, 1985). Les basses fréquences spatiales ne contiennent pas d'informations sur les détails fins du visage. Les détails des traits sont donc peu spécifiés dans ces gammes de fréquence. Au contraire, la position relative des traits – et, par conséquent, leur configuration – peuvent encore être perçues.