IV.2.2. Localisation cérébrale chez l'homme

La plupart des études de patients prosopagnosiques a montré que l'atteinte porte sur la région occipito-temporale (pour des revues, voir A. Damasio & H. Damasio, 1986 ; A. Damasio et al., 1982, 1986 ; Meadows, 1974). L'importance du lobe temporal a aussi été observée lors d'hallucinations visuelles consistant à percevoir un visage. Notamment, L. Cohen, Verstichel, et Pierrot-Deseilligny (1992) ont décrit le cas d'un patient qui a vu le visage d'un ami suite à une hémorragie temporale droite. L'hallucination était restreinte au visage, qui était de taille et de couleur normale, sans expression. Selon L. Cohen et al. (1992), il semblerait que l'hémorragie ait débuté par une crise d'épilepsie qui a provoqué la réactivation de la représentation visuelle de ce visage (il s'agissait du visage d'un ami qui devait venir le voir à ce moment et qui s'était décommandé). Des cas similaires de fausses perceptions ont été rapportés après lésions cérébrales (Cutting, 1990) ou stimulations électriques (Penfield & Perot, 1963) du lobe temporal droit. Selon L. Cohen et al. (1992), ces hallucinations ne démontrent pas que le lobe temporal droit est le lieu de stockage de la représentation faciale du visage de cet ami. La crise d'épilepsie se diffusant dans le cerveau, la représentation pourrait être à un niveau supérieur. Cependant, le lobe temporal droit est connecté à la région où sont stockées les représentations des visages familiers.

L'importance de la région temporale a été confirmée par l'enregistrement des potentiels cérébraux enregistrés sur la surface du scalp ou à la surface du cortex de patients épileptiques en cours d'opération. En ce qui concerne les potentiels enregistrés sur le scalp, une onde négative (N170) spécifique à la présentation d'un visage apparaît au niveau postérieur de la région temporale (e. g., Bentin et al., 1996 ; Bötzel & Grüsser, 1989 ; George, Evans, Fiori, Davidoff, & Renault, 1994, 1996 ; Jeffreys & Tukmachi, 1992). Cette onde est plus ample pour des visages que pour d'autres stimuli visuels ou pour des visages dont la configuration n'est pas respectée (e. g., Bötzel & Grüsser, 1989 ; Jeffreys & Tukmachi, 1992) et elle peut indiquer une reconnaissance inconsciente des visages familiers par des patients prosopagnosiques (Debruille, Breton, Robaey, Signoret, & Renault, 1989 ; Renault, Signoret, Debruille, Breton, & Bolgert, 1989). Des recherches plus récentes ont cependant indiqué que la N170 n'est pas sensible à la familiarité des visages mais plutôt à des caractéristiques telles que la configuration ou l'inversion du visage (Bentin, Deouell, & Soroker, 1999 ; Rossion, Campanella, Gomez, Delinte, Debatisse, Liard, Dubois, Bruyer, Crommelinck, & Guérit, 1999a ; Rossion, Delvenne, Debatisse, Goffaux, Bruyer, Crommelinck, & Guérit, 1999b ; Rossion, Gauthier, Tarr, Despland, Bruyer, Linotte, & Crommelinck, 2000b). On considère généralement que cette onde reflète l'encodage structural du visage.

L’enregistrement de l’activité électrique extra-cellulaire de patients épileptiques a mis en évidence un potentiel négatif (N200) évoqué par les visages mais pas pour d’autres classes de stimuli (e. g., Allison, Ginter, G. McCarthy, Nobre, Puce, Luby, & Spencer, 1994a ; Allison, G. McCarthy, Nobre, Puce, & Belger, 1994b). Ce potentiel est centré sur le gyrus fusiforme et les gyri temporaux inférieurs. La stimulation électrique de cette même région produit une incapacité temporaire à nommer des visages familiers (Allison et al., 1994a, 1994b). Allison, G. McCarthy, Puce et leurs collaborateurs ont écrit une série de trois articles où ils présentent une étude systématique de l'activité cellulaire de patients épileptiques (Allison, Puce, Spencer, G. McCarthy, 1999 ; G. McCarthy, Puce, Belger, & Allison, 1999 ; Puce, Allison, & G. McCarthy, 1999). Ils ont observé plusieurs sites qui sont spécifiques aux visages, dans le sens où les potentiels évoqués qui leurs sont associés sont différents de ceux provoqués par d'autres stimuli (voiture, fleur, mots, visages mélangés). Ces potentiels se caractérisent par une onde négative au bout de 200 ms (N200), suivie dans la moitié des cas d'une onde négative plus tardive (N700) qui est aussi spécifique aux visages. La plupart des sites sont dans le gyrus fusiforme ou le quatrième gyrus occipital (75%), le reste étant dans les gyri temporal inférieur et occipital inférieur. Dans le gyrus fusiforme, 73% des sites sont dans le gyrus fusiforme latéral et 27% dans le gyrus fusiforme médian. Les auteurs ont distingué trois régions du lobe temporal qui présentent des ondes spécifiques aux visages ; bilatéralement, les régions ventrales et dorsales, où sont enregistrées sur certains sites des ondes P150, N200, P290 et N700 et sur d'autres sites des ondes P350 d'une plus grande amplitude pour les visages et, unilatéralement, la région ventrale antérieure droite où les visages provoquent une onde P350. Par ailleurs, Allison et al. (1999) ont observé dans le lobe frontal quatre sites qui présentent une onde positive spécifique au visage entre 200 et 400 ms (moyenne : 250), dont deux dans le cortex orbito-frontal et deux dans le lobe frontal latéral inférieur au gyrus frontal médian. Allison et al. (1999) ont suggéré que l'onde N200 reflète l'activité d'encodage structural du visage. Ils ont aussi suggéré que les régions ventrales et latérales du lobe temporal sont impliquées dans la "perception" du visage (i.e., dans le traitement des caractéristiques structurales). La région antérieure serait plutôt impliquée dans la récupération des connaissances sur le visage.

Depuis maintenant une dizaine d'années, les techniques d'imagerie cérébrale de type Tomographie par Emission de Positrons (TEP-scan) ou Imagerie par Résonance Magnétique (IRM) ont permis de localiser différentes régions cérébrales impliquées dans le traitement du visage. On assiste même, depuis quelques temps, à une explosion des recherches sur ce sujet (Aguirre, Singh, & D'Esposito, 1999 ; Courtney, Ungerleider, Keil, & Haxby, 1996 ; Dolan et al., 1996 ; Dubois et al., 1999 ; George, 1999 ; George, Dolan, Fink, Baylis, Russell, & Driver, 1999 ; Gorno Tempini, Price, Josephs, Vandenberghe, Cappa, Kapur, & Frackowiak, 1998 ; Haxby, Horwitz, Ungerleider, Maisog, Pietrini, & Grady, 1994 ; Haxby, Ungerleider, Clark, Schouten, Hoffman, & Martin, 1999 ; Kanwisher et al., 1997 ; Kanwisher, Tong, & Nakayama, 1998 ; Katanoda, Yoshikawa, & Sugishita, 2000 ; Leveroni, Seidenberg, Mayer, Mead, Binder, & Rao, 2000 ; Sergent; 1991 ; Sergent et al., 1992).

Dans une revue de ces études, Haxby et al. (2000) ont proposé un modèle des bases neuronales des différentes étapes de la reconnaissance des visages. Si on se concentre sur la partie qui concerne la reconnaissance du visage, trois régions sont distinguées : les gyri occipitaux inférieurs, le gyrus fusiforme latéral et la région temporale antérieure. Les gyri occipitaux inférieurs sont impliqués dans la perception précoce des traits faciaux. Le gyrus fusiforme apparaît plutôt impliqué dans le traitement de la configuration faciale en liaison avec l'identité et notamment les aspects invariants du visage (e. g., Hoffman & Haxby, 2000). Cette dernière région est fréquemment rapportée dans la littérature sous les termes d'aire fusiforme du visage ("fusiforme face area", Kanwisher et al., 1997). Elle est aussi celle dont les propriétés ont été les plus étudiées. Elle est plus active lorsqu'on présente un visage plutôt que tout autre stimulus visuel, objet signifiant ou non de complexité similaire au visage (e. g., Clark, Maisog, & Haxby, 1998 ; Kanwisher et al., 1997 ; G. McCarthy et al., 1997 ; Puce et al., 1996 ; Tong, Nakayama, Moscovitch, Weinrib, & Kanwisher, 2000). De plus, l'activation de cette région est plus importante pour les visages présentés à l'endroit que pour les visages renversés, mais uniquement pour des images dégradées (i.e., avec seulement deux tonalités, Kanwisher et al., 1998). Pour des visages non dégradés, aucune différence n'a été observée à ce jour (Aguirre et al., 1999 ; Haxby et al., 1999 ; Kanwisher et al., 1998). Par contre, l'activité de l'aire fusiforme du visage est plus réduite lorsque le contraste est inversé (George, 1999 ; George et al., 1999). Ces derniers auteurs ont aussi rapporté qu'une région plus antérieure du gyrus fusiforme droit est sensible à la familiarité des visages ainsi qu'à l'effet d'amorçage. L'aire fusiforme du visage est présentée comme un bon candidat pour le module d'encodage structural décrit par Bruce et Young (1986). La région temporale droite ventrale et antérieure semble impliquée quant à elle dans la récupération des informations sémantiques (Gorno Tempini et al., 1998 ; Leveroni et al., 2000 ; Sergent, 1991 ; Sergent et al., 1992). Cette dernière région n'est pas spécifique au visage puisqu'elle est impliquée dans la récupération du nom de personnes connues mais aussi dans celles de lieux connus (Gorno Tempini et al., 1998 ; Leveroni et al., 2000).

L'imagerie cérébrale n'a cependant pas encore répondu à plusieurs questions. Notamment, les propriétés traitées par l'aire fusiforme du visage ne sont pas encore bien connues. En outre, plusieurs recherches ont indiqué des activations frontales dans des tâches impliquant des visages (e. g., Katanoda et al., 2000 ; Sergent et al., 1992). Ces observations concordent avec l'enregistrement électrophysiologiques chez le singe (Pigarev et al., 1979) et l'homme (Allison et al., 1999). Le rôle de ces activations frontales reste à éclaircir. Par ailleurs, dans leur modèle, Haxby et al. (2000) ont proposé des connexions descendantes des structures de haut niveau vers les structures de bas niveau. Ils n'ont pas discuté ce point qui est pourtant, de façon évidente, en contradiction flagrante avec la théorie dominante de la reconnaissance des visages élaborée par Bruce et Young en 1986. Il existe d'ailleurs des données empiriques qui valident cette hypothèse de type "top-down" (e. g., Dubois et al., 1999 ; Montoute, 1999). Il reste aussi à établir le décours temporel de la mise en oeuvre des différentes structures cérébrales impliquées dans la reconnaissance du visage ainsi que leurs interactions. Finalement, de nouvelles données d'imagerie cérébrale soulèvent à nouveau la question de savoir si le gyrus fusiforme est spécifique au visage : cette région pourrait en fait refléter un type de traitement particulier lié à l'expertise pour traiter certains types de stimuli ; en particulier, mais pas uniquement, les visages (voir Gauthier, Behrmann, & Tarr, 1999 ; Gauthier & Logothetis, 2000 ; Gauthier, Tarr, Anderson, Skudlarski, & Gore, 1999 ; Gauthier, Tarr, Moylan, Anderson, Skudlarski, & Gore, 2000 ; voir aussi Diamond & Carey, 1986).