I.1.1. Influence de l'expression faciale émotionnelle sur la reconnaissance du visage

Les recherches sur ce point ont donné lieu à des résultats et à des conclusions variables, souvent contradictoires. Certains auteurs n'ont observé aucune intervention de l'expression dans le traitement et la reconnaissance de visages familiers. Bruce (1982), par exemple, a présenté un visage, souriant ou non et vu de face ou de trois-quarts, à mémoriser. Lors de la phase de reconnaissance, 8 secondes plus tard, ce visage était présenté à nouveau soit avec la même pose et la même expression, soit avec l'autre expression ou/et l'autre pose. La moitié des visages mémorisés étaient familiers et les autres non familiers. L'appariement des visages non familiers est perturbé par le changement d'expression ou/et de pose. Par contre, pour les visages familiers, le changement d'expression ne gêne pas la reconnaissance. Bruce (1982) a alors conclu que la reconnaissance des visages familiers est indépendante de l'expression faciale17. Young, McWeeny, Hay et H. Ellis (1986b) aboutissent à la même conclusion dans une recherche où les participants devaient dire si deux visages présentés simultanément appartenaient ou non à la même personne : les deux visages pouvaient être familiers ou non et leur expression identique ou différente. Dans cette recherche, le changement d'expression n'affectait pas les latences d'appariement pour les visages célèbres. Le traitement des visages inconnus était cependant influencé par les changements d'expression. L'hypothèse d'indépendance entre le traitement de l'expression et la reconnaissance ne semble donc tenir que pour les visages familiers.

Cependant, d'autres auteurs ont rapporté que l'expression, ou le changement d'expression, influence aussi la reconnaissance et l'appariement des visages familiers. Notamment, Davies et Milne (1982), en utilisant un paradigme similaire à celui de Bruce (1982), ont observé un effet du changement d'expression pour les visages familiers. La principale différence entre les deux recherches est le type des visages familiers utilisés : Bruce (1982) utilisait des visages d'enseignants alors que Davies et Milne (1982) utilisaient des visages de célébrités. Par ailleurs, dans une recherche similaire à celle de Young et al. (1986), Baudouin (1995) a observé que l'expression influence l'appariement de visages célèbres comme celui de visages inconnus (voir aussi Sansone, Baudouin, & Tiberghien, 1995). A la différence de Young et al. (1986b), les deux visages étaient présentés pendant une durée très brève de 15 ms et avec un SOA variable (0, 45 et 2015 ms). Baudouin (1995) et Sansone et al. (1995) ont suggéré que les visages familiers sont traités indépendamment de l'expression faciale uniquement lorsque l'accès à une représentation suffisamment élaborée, voir "verbale" de la personne est possible. L'appariement de l'identité de deux visages ne serait donc indépendant de l'expression que (i) si les visages sont familiers (Bruce, 1982 ; Young et al., 1986b, mais voir Davies & Milne, 1982) ; (ii) si les conditions expérimentales permettent un codage suffisamment élaboré de l'identité du visage (Baudouin, 1995 ; Sansone et al., 1995).

Par ailleurs, la reconnaissance ou l'apprentissage d'un visage est plus ou moins bonne selon l'émotion qu'il exprime (Kottoor, 1989 ; N. Endo, M. Endo, Kirita, & Maruyama, 1992 ; Pellegrin, Sansone, Baudouin, & Tiberghien, 1997, 1998 ; Sansone & Tiberghien, 1994). Par exemple, les participants de l'expérience de Kottoor (1989) reconnaissaient mieux des visages familiarisés s'ils étaient souriants. Ceux de N. Endo et al. (1992) reconnaissaient mieux des célébrités avec un sourire et des enseignants lorsqu'ils avaient une expression neutre. Sansone et Tiberghien (1994) ont observé que des visages sont mieux reconnus s'ils sont préalablement appris souriants plutôt qu'avec une expression neutre (voir aussi Pellegrin et al., 1997, 1998). L'efficience de l'apprentissage et de la reconnaissance d'un visage dépendent donc de son expression faciale.

Les observations décrites ci-dessus n'impliquent cependant pas nécessairement une influence de l'expression en tant qu'information émotionnelle. Elles peuvent simplement s'expliquer comme la simple conséquence visuelle, au niveau physique, de l'expression ou de son changement dans la reconnaissance. Par exemple, les représentations mnésiques des visages familiers pourraient être plus ou moins expressives dans le sens où elles capturent des informations structurales qui correspondent à telle ou telle expression, en fonction de sa fréquence chez la personne concernée (Bruce, 1988). Les résultats de N. Endo et al. (1992) pourraient ainsi s'expliquer par le fait que les célébrités sourient souvent, ce qui n'est peut-être pas le cas des enseignants. Une autre explication, qui délaisse aussi l'aspect émotionnel des expressions faciales, est basée sur la variabilité des différentes expressions faciales émotionnelles. On peut suggérer que les différentes catégories d'expressions ne tolèrent pas les mêmes distorsions physiques par rapport au "prototype" de base. Par exemple, un grand nombre de configurations faciales différentes renvoie à une expression de joie. Une personne peut exprimer une joie intense ou avoir un léger sourire, avec de nombreuses possibilités intermédiaires. La neutralité présente une moins grande variabilité18. Cette forte variabilité des sourires pourrait faciliter l'extraction des informations faciales et, en particulier, de ses aspects invariants qui réfèrent à l'identité. On pourrait alors supposer que la meilleure reconnaissance de visages appris souriants (Sansone & Tiberghien, 1994) résulte d'une plus grande variabilité des différents sourires appris par rapport aux expressions neutres. Cependant, les recherches de Pellegrin et al. (1997, 1998), où cette variabilité a été neutralisée, ne sont pas favorables à cette explication ; a variabilité égale, le visage était toujours mieux reconnu lorsqu'il avait été appris souriant.

Notes
17.

Bruce (1982) observe néanmoins, pour les visages familiers, une augmentation significative des latences (+80 ms) lorsque l'expression change. Selon elle, ceci ne remet pas en cause l'indépendance des deux processus. Elle explique cette observation par les seuls changements physiques induits par les modifications d'expression.

18.

Ce constat dépend néanmoins de ce que l'on entend par expression neutre. Généralement, dans les études menées à ce jour, l'expression neutre renvoie à la situation où le visage est "au repos", i.e. n'exprime rien, en particulier sur le plan émotionnel. Or, il existe d'autres situations où l'expression est émotionnellement neutre sans pour autant que le visage soit au repos. C'est le cas des différentes configurations d'un visage en train de parler. Dans ces conditions, la variabilité des expressions neutres est forte, et même plus forte que la variabilité du sourire. Il suffit, pour s'en convaincre, d'imaginer un visage prononçant les différentes lettres de l'alphabet.