I.1.2. Influence de la familiarité sur le traitement de l'expression faciale émotionnelle

Peu d'études ont tenté de clarifier l'influence de la reconnaissance du visage sur le traitement de son expression faciale émotionnelle. Les quelques études existantes n'ont pas montré d'effet (Bruce, 1986 ; Young et al., 1986b ; Campbell et al., 1996). Dans la recherche de Bruce (1986), par exemple, le fait de connaître les personnes ne permettait pas de déterminer plus rapidement si elles souriaient ou non. De même, Young et al. (1986b) n'ont observé aucun effet de la familiarité sur la latence de l'appariement des expressions faciales. Enfin, Campbell et al. (1996) ont répliqué à la fois les observations de Bruce (1986) et de Young et al. (1986b) en utilisant les deux types de paradigmes.

Cependant, ces recherches appellent quelques commentaires. Tout d'abord, comme l'ont d'ailleurs souligné Campbell et al. (1986), le paradigme d'appariement n'est pas le plus approprié pour tester l'hypothèse d'indépendance : il est en effet possible de n'utiliser que certaines parties du visage, ou certains traits faciaux, pour réaliser correctement un appariement sur l'expression faciale. Par ailleurs, dans les études qui impliquaient une décision à partir d'une simple photographie, seuls les temps de réactions ont été analysés (Bruce, 1986 ; Campbell et al., 1996). Bruce (1986) a bien rapporté le nombre total d'erreurs mais sans les analyser. Or, 8 erreurs portaient sur des visages familiers (soit 2,5%) alors que 41 portaient sur des visages inconnus (soit 12,8%). Enfin, ces auteurs ont conclu que l'expression est traitée indépendamment de la familiarité en acceptant l'hypothèse nulle, c'est à dire parce qu'ils n'ont tout simplement pas observé d'effet significatif de la familiarité sur l'expression. Cette absence d'effet peut pourtant avoir une autre explication que l'indépendance entre les deux processus. En effet, comme l'ont souligné Campbell et al. (1996), les décisions sur l'expression tendent à être plus rapides que celles qui portent sur l'identité (e. g., A. Ellis, Young, & Flude, 1990). On peut donc envisager que la familiarité n'influence pas la décision de reconnaissance ou d'appariement de l'expression car cette dernière est produite avant même que la première ne soit extraite.

Dès lors, la question critique est de savoir ce qui se passe quand la familiarité est extraite avant que le traitement de l'expression ne soit achevé. Ce cas de figure est envisageable ; la reconnaissance d'une expression faciale émotionnelle peut être plus ou moins rapide selon, par exemple, l'intensité de l'expression. De même, comme nous l'avons vu, les différentes expressions faciales émotionnelles ne sont pas toutes aussi facilement ni rapidement reconnues. Comme élément de réponse, Peng (1989, rapporté par Campbell et al., 1996) a observé que le fait de connaître personnellement un visage influence la rapidité avec laquelle on reconnaît son expression faciale émotionnelle, notamment lorsqu'il s'agit des expressions de peur et de dégoût. Un visage personnellement familier est facilement et rapidement reconnu. Par contre, la peur, mais surtout le dégoût sont parmi les expressions faciales qui sont le plus difficilement et le plus lentement reconnues. Elles le sont, notamment, plus lentement et avec moins de précision que le sourire. La familiarité pourrait donc favoriser le traitement de l'expression faciale, mais uniquement dans les conditions où elle est extraite plus rapidement.

Plusieurs recherches que nous avons réalisé en suivant cette logique expérimentale ne vont pas dans le sens d'une indépendance stricte entre le traitement de l'expression et la familiarité des visages (Baudouin, 1995 ; Baudouin, Sansone, & Tiberghien, 1996). Dans l'une d'elles, deux visages étaient présentés, l'un à côté de l'autre, pendant 15 ms, séparés par un SOA de 0 ms, 45 ms ou 2015 ms. Chaque visage était soit souriant, soit neutre, et ils étaient tous deux soit célèbres, soit inconnus. Les participants devaient décider s'ils exprimaient ou non la même émotion. Les résultats obtenus montrent que la familiarité n'influence l'appariement que pour un SOA de 0 ms. Dans cette condition, les participants décidaient plus rapidement que le second visage n'avait pas la même expression que le premier lorsque les deux visages étaient célèbres plutôt qu'inconnus. Il semble donc que la familiarité peut influencer le traitement de l'expression faciale émotionnelle lorsque ce dernier est perturbé.