I.1.3. Dissociation expérimentale de la reconnaissance du visage et du traitement de l'expression faciale émotionnelle

Nous rapporterons ici deux approches. La première consiste à déterminer si les capacités de traitement de l'identité et de l'expression corrèlent ou non. La seconde consiste à étudier la capacité d'attention sélective pour chacune des deux informations en utilisant un paradigme spécialement adapté à l'étude de cette capacité, le paradigme de Gardner (1974, 1976).

Peu d'études ont rapporté les corrélations entre des tâches portant sur l'identité et l'expression émotionnelle chez des populations de participants sains. Les quelques recherches existantes portaient en fait sur des populations neurologiques ou psychiatriques, les participants sains servant de population contrôle (Braun et al., 1994 ; Salem, Kring, & Kerr, 1996 ; Weddell, 1989). Les résultats sont contradictoires. La corrélation n'est pas significative dans les études de Weddell (1989) et de Salem et al. (1996)19. Au contraire, Braun et al. (1994) ont observé une corrélation positive, faible mais significative (r = .40) en utilisant le même matériel pour les deux types de tâches, ce qui n'était pas le cas dans les deux recherches précédentes.

L'autre approche consiste à utiliser le paradigme de Garner (1984, 1986) pour tester l'hypothèse d'indépendance entre les deux processus. Ce paradigme consiste à demander aux participants de classer en deux catégories une série de stimuli variant selon deux dimensions (e. g., identité et expression) avec deux valeurs possibles pour chacune d'elles (e. g., personne A vs. personne B et joie vs. tristesse). Lorsque la classification porte sur une dimension, l'autre dimension peut co-varier (e. g., personne A toujours joyeuse et personne B toujours triste), être constante (e. g., personne A et B toujours joyeuses) ou orthogonale (i.e., personne A et personne B joyeuses ou tristes). Si les deux dimensions sont indépendantes, les participants devraient être capables de porter leur attention sélectivement sur chaque dimension. Les variations d'une dimension ne devraient donc pas influencer la classification sur l'autre dimension. Si, au contraire, ils ne peuvent être sélectivement attentifs à chaque dimension, les participants devraient être aidés lorsque les deux dimensions sont corrélées et gênés lorsqu'elles sont orthogonales.

Trois études ont utilisé ce type de paradigme (Etcoff, 1984 ; Schweinberger et al., 1999 ; Schweinberger & Soukup, 1998). Etcoff (1984) a comparé des participants sains à des patients présentant des lésions cérébrales localisées dans l'hémisphère gauche ou dans l'hémisphère droit. Elle a observé une capacité d'attention sélective chez les participants sains et les patients lésés dans l'hémisphère gauche. Elle en a donc conclu que l'identité et l'expression sont deux dimensions indépendantes. Les patients atteints dans l'hémisphère droit ne présentaient pas une telle capacité. Ils éprouvaient, en effet, des difficultés à classer les visages selon l'expression lorsque l'identité variait de manière orthogonale. Schweinberger et ses collaborateurs (1998, 1999) ont fait la même observation avec des participants sains. Ils ont observé que, alors que les participants classaient les visages selon l'identité indépendamment des variations d'expression, la classification selon l'expression était ralentie quand ils devaient extraire l'expression de l'identité (condition orthogonale). Cette asymétrie s'observe même quand le traitement de l'identité est rendu plus long que celui de l'expression (Schweinberger et al., 1999). La principale différence entre les études d'Etcoff (1984) et de Schweinberger et ses collaborateurs (1998, 1999) est que la première enregistrait le temps total mis pour classer tous les visages alors que les seconds prenaient en compte le temps de réponse pour chaque visage. Il apparaît donc que, même s'il est possible de porter sélectivement son attention sur l'identité, l'extraction de l'expression faciale émotionnelle ne se fait pas indépendamment de l'identité du visage.

En résumé, les études comportementales de participants sains ont donc donné des données contradictoires. Alors que certains n'ont observé aucune interaction entre les deux processus (Bruce, 1982, 1986 ; Campbell et al., 1996 ; Young et al., 1986b), d'autres ont mis en évidence des influences réciproques (Baudouin, 1995 ; Baudouin et al., 1996 ; Peng, 1989 ; Sansone et al., 1995 ; Sansone & Tiberghien, 1994 ; Schweinberger et al., 1999 ; Schweinberger & Soukup, 1998). En tout état de cause, les données en faveur de l'indépendance découlent toujours d'un échec à observer un effet significatif et de l'acceptation, méthodologiquement discutable, de l'hypothèse nulle. Elles ne démontrent donc pas l'hypothèse l'indépendance perse, mais elles peuvent résulter, plus simplement, de l'effet non contrôlé de certains facteurs dans les expériences en question. Il est clair que la reconnaissance d'une personne, comme celle d'une émotion, suppose de ne pas tenir compte des variations de l'autre dimension : on peut généralement reconnaître l'une malgré les changements de la seconde. Mais, comme le suggèrent maintenant plusieurs recherches comportementales, cette capacité ne tient pas nécessairement à l'indépendance précoce et à la modularité des deux processus. Elle semble plutôt nécessiter un certain niveau d'élaboration.

Notes
19.

Elles corrèlent cependant, comme nous le verrons plus loin, pour les patients étudiés, patients ayant subi une lobectomie et patients schizophrènes.