I.2.1. Atteinte spécifique de la reconnaissance du visage

L'atteinte de la capacité à reconnaître les visages familiers est un syndrome relativement rare, mais très étudié depuis que Bodamer (1947) l'a décrit et défini sous le terme de prosopagnosie (e. g., Benton, 1990 ; Bruyer, 1989 ; Bruyer et al., 1983 ; A. Damasio et al., 1990 ; De Renzi, 1997 ; Young, 1992). Ces patients présentent généralement des lésions bilatérales, ou parfois unilatérales droites, localisées dans le lobe temporal. Ils sont incapables de reconnaître une personne familière à partir de son visage. La reconnaissance est toujours possible à partir d'autres indices comme, par exemple, la voix. Par ailleurs, certains patients prosopagnosiques ne présentent pas d'agnosie visuelle pour les autres catégories comme les objets ou les mots, leur intellect est normal et leur capacité perceptive est assez souvent préservée.

Plusieurs de ces patients prosopagnosiques ne présentent pas de problèmes particuliers dans le traitement des expressions faciales émotionnelles (Bruyer et al., 1983 ; Etcoff & Magee, 1992 ; Hécaen & Angelergues, 1962 ; Humphreys et al., 1993 ; Parry, Young, Saul, & Moss, 1991 ; Schweich & Bruyer, 1993 ; Sergent & Signoret, 1991, 1992 ; Sergent & Villemure, 1989 ; Shuttleworth, Syring, & Allen, 1982 ; Tiberghien & Clerc, 1986 ; Tranel, A. Damasio, & H. Damasio, 1988). Par exemple, Tranel et al. (1988) et Sergent et Signoret (1991, 1992) ont chacun présenté à des patients prosopagnosiques des photographies exprimant les 6 émotions fondamentales décrites par Ekman et Friesen (1971). Trois sur quatre avaient des performances normales dans l'étude de Tranel et al. (1988) et un sur quatre dans l'étude de Sergent et Signoret (1991, 1992). Parry et al. (1991) ont fait une observation similaire en standardisant les deux types de tâches : la construction, le nombre de stimuli ainsi que le type de réponses (choix parmi deux éventualités) étaient les mêmes pour les deux tâches. Ils ont utilisé aussi une tâche d'appariement de visages inconnus. Cinq patients sur les quinze qu'ils ont étudié étaient atteints pour la reconnaissance des visages familiers (dont trois étaient aussi atteints pour l'appariement) mais pas pour l'expression. Un autre patient n'était atteint que pour l'appariement. Dans l'étude de Schweich et Bruyer (1993), 4 patients prosopagnosiques sur 9 n'avaient pas de problèmes pour distinguer des personnes exprimant la joie ou la tristesse ou qui prononcent la lettre "O". Par ailleurs, Etcoff et Magee (1992) ont décrit un patient prosopagnosique qui ne parvient pas à imaginer des visages familiers mais qui peut imaginer les expressions faciales émotionnelles.

Les mécanismes de traitement de l'expression faciale émotionnelle sont donc, apparemment, préservés pour beaucoup de patients qui présentent, par ailleurs, une prosopagnosie. La logique de la double dissociation nécessite cependant d'observer le pattern inverse, à savoir une atteinte des mécanismes de traitement de l'expression faciale émotionnelle chez des patients non prosopagnosiques.