I.2.2. Atteinte spécifique du traitement de l'expression faciale émotionnelle

Il existe aussi plusieurs descriptions d'atteintes du traitement de l'expression faciale émotionnelle chez des patients qui ne sont pas prosopagnosiques. Les pathologies sont diverses, résultant de lésions diffuses ou localisées (Bowers & Heilman, 1984 ; Humphreys et al., 1993 ; Kurucz & Feldmar, 1979 ; Parry et al., 1991 ; Young, Aggleton, Hellawell, Johnson, Brooks, & Hanley, 1995 ; Young et al., 1996).

Kurucz, Feldmar, et Werner (1979), par exemple, ont étudié des patients désorientés qui souffrent d'un syndrome cérébral chronique de vieillissement (déments). Ces patients sont atteints dans la reconnaissance des émotions faciales si on les compare à des patients âgés présentant des désordres psychiatriques, non désorientés et non organiques, ainsi que par rapport à un groupe de participants contrôles sains. Kurucz et Feldmar (1979) ont testé la capacité d'un de ces patients à reconnaître les visages de présidents américains. Il apparaît atteint, mais ses troubles ne corrèlent pas avec les troubles touchant les émotions faciales. Dans le même sens, Mandal et Palchoudhury (1986) ont aussi observé une atteinte du traitement de l'expression sur des populations psychiatriques non prosopagnosiques.

Sur ce point, plusieurs recherches ont aussi suggéré que les patients schizophrènes ont un déficit dans la perception des expressions faciales émotionnelles (Cutting, 1981 ; Dougherty, Bartlett, & Izard, 1974 ; Feinberg, Rifkin, Schaffer, & Walker, 1986 ; Morrison, Bellack, & Mueser, 1988 ; Muzekari & Bates, 1977 ; Walker, McGuire, & Bettes, 1984 ; Walker, Marwit, & Emory, 1980). La question s'est posée de savoir si le déficit touche spécifiquement le traitement de cette information ou s'il est généralisé au traitement de toute information faciale. Même si des recherches préliminaires rapportaient un déficit plus important pour le traitement des informations émotionnelles (Novic, Luchins, & Perline, 1984 ; Walker et al., 1984), dans l'ensemble, les observations sont plutôt en faveur d'un déficit généralisé (Archer et al., 1992 ; Feinberg et al., 1986 ; Gessler, Cutting, Frith, & Weinman, 1989 ; Heimberg, Gur, Erwin, Shtasel, & Gur, 1992 ; Kerr & Neale, 1993 ; Morrison et al., 1988 ; Mueser et al., 1996 ; Salem et al., 1996 ; Spohn & Strauss, 1989). Cependant, il y a des différences inter-individuelles chez les patients schizophrènes (Archer et al., 1992, 1994). Sur les dix patients étudiés par Archer et al. (1994), trois sont atteints pour l'expression et non pour l'appariement de visages inconnus ou la reconnaissance de visages familiers. Dans la même étude, un déficit généralisé a été observé pour l'ensemble du groupe de schizophrènes lorsque le traitement portait sur des informations faciales statiques, mais non lorsqu'il portait sur des informations faciales dynamiques. Dans ce dernier cas, les schizophrènes ne parvenaient toujours pas à traiter l'expression faciale dynamique d'un visage, mais pouvaient reconnaître des visages familiers en mouvement20.

L'observation d'une atteinte du traitement de l'expression faciale émotionnelle chez des patients non prosopagnosiques a aussi été rapportée chez des patients qui présentent des lésions cérébrales localisées. Par exemple, sur les quinze patients testés par Parry et al. (1991), un patient est atteint pour l'expression mais pas pour la reconnaissance de visage, ni pour l'appariement. De même, Humphreys et al. (1993) ont décrit un patient présentant des lésions pariétales bilatérales qui éprouve des difficultés à reconnaître les expressions faciales statiques ou en mouvement (dans ce dernier cas, les mouvements correspondent aux déplacements de points lumineux). Il nomme cependant correctement des visages familiers et discrimine normalement des visages connus de visages inconnus. Il a aussi été rapporté que des lésions unilatérales du cortex temporal droit, insuffisante pour provoquer une prosopagnosie, peuvent entraîner une atteinte de la reconnaissance des expressions faciales (Bowers & Heilman, 1984 ; Rapsak et al., 1989, 1993). Par ailleurs, Young et al. (1995, 1996) ont décrit une patiente qui a subi une amygdaloctomie, suite à laquelle elle présente des troubles sévères de reconnaissance des expressions faciales émotionnelles. Par contre, ses performances sont normales lorsqu'il s'agit d'apparier des visages d'après leur identité, et ceci malgré des changements de pose, d'éclairage, ou le déguisement des visages. De même, elle n'a aucun problème pour décrire des visages familiers qu'on lui demande d'imaginer. Son seul problème concerne l'appariement d'identité quand l'expression change : elle perçoit deux personnes différentes lorsque la même personne exprime deux émotions différentes. Le déficit dans le traitement de l'expression faciale entraîne donc des confusions au niveau de l'identité.

La double dissociation entre processus de reconnaissance du visage et de traitement de l'expression faciale émotionnelle est ainsi mise en évidence à travers plusieurs études de cas. Dans la majorité des cas, néanmoins, l'atteinte touche les deux types d'information : un grand nombre de patients prosopagnosiques présente aussi une atteinte du traitement de l'expression faciale (e. g., Parry et al., 1991 ; Schweich & Bruyer, 1993 ; Sergent & Signoret, 1991, 1992 ; pour une remarque similaire, voire Sansone & Tiberghien, 1994). Par exemple, dans l'étude de Schweich et Bruyer (1993), seulement quatre des neuf prosopagnosiques testés sont totalement préservés pour la reconnaissance et l'appariement d'expressions. Cette observation ne remet pas fondamentalement en cause la dissociation du traitement des deux informations : les deux types d'informations étant traités dans des régions voisines, il est possible qu'une lésion touchant une de ces régions affecte aussi les régions mitoyennes (d'autant plus que l'étiologie de la prosopagnosie est souvent vasculaire, Tovée & Cohen-Tovée, 1993).

Notes
20.

Notons que les mouvements n'étaient pas les mêmes pour les deux types d'informations. Pour l'expression, il s'agissait de mouvements des traits internes, alors que, pour la reconnaissance, les mouvements consistaient en la rotation de la tête.