I.2.3. Faut-il se limiter aux études de cas ?

La double dissociation se base sur l'étude individuelle de patients (étude de cas). Ceci contraste singulièrement avec les études sur le sujet sain qui s'intéressent à un groupe. Certaines recherches neuropsychologiques ont néanmoins considéré des échantillons d'individus issus d'une population plus ou moins bien définie. C'est le cas, par exemple, des études sur la schizophrénie. D'autres populations peuvent être aussi définies par le site de la lésion. Comme nous l'avons déjà vu, au début des années 80, de nombreuses recherches ont indiqué que l'hémisphère droit joue un rôle prépondérant à la fois dans la reconnaissance du visage et dans le traitement de l'expression faciale. Certaines portaient sur des groupes de patients présentant des lésions sur l'un ou l'autre des deux hémisphères. Certaines aussi s'intéressaient alors aux relations entre les déficits pour les deux types d'information (Bowers et al., 1985 ; Cicone et al., 1980 ; Dekosky et al., 1980 ; Strauss & Moscovitch, 1981). Les résultats et les conclusions sont très variables, voir contradictoires.

Dekosky et al. (1980) ont observé que des patients atteints à l'hémisphère droit présentent une atteinte plus importante que ceux lésés à l'hémisphère gauche pour, d'une part, apparier des expressions faciales et, d'autres part, apparier des identités faciales. Ils ont "égalisé" statistiquement les deux groupes hémisphériques sur leurs performances pour l'appariement d'identité. Toutes les différences entre les deux groupes ont alors disparu, y compris celles concernant l'expression. Bien que cette dernière observation suggère une atteinte commune du traitement de l'identité et de l'expression, elle n'a pas été répliquée. Notamment, dans l'étude de Bowers et al. (1985), les patients lésés à l'hémisphère droit sont, eux aussi, plus atteints que ceux lésés à l'hémisphère gauche pour les deux types de tâches. Cependant, l'égalisation statistique des performances pour l'identité n'a pas fait disparaître la différence inter-hémisphérique pour certaines tâches portant sur l'expression. Notamment, l'atteinte persistait pour les tâches qui consistaient à apparier deux expressions exprimées par des personnes différentes, à nommer une expression simple ou à pointer une expression parmi quatre expressions de la même personne. Par contre, la différence inter-hémisphérique disparaissait lorsque la tâche consistait à apparier deux expressions exprimées par la même personne et à pointer une expression parmi quatre expressions de personnes différentes. Bowers et al. (1985) ont noté que le déficit sur l'expression persiste quand la tâche est de nature "associative", i.e. nécessite le traitement de l'émotion du visage en plus de ses caractéristiques physiques. La différence de résultats entre Dekosky et al. (1980) et Bowers et al. (1985) peut s'expliquer par des différences méthodologiques et des différences entre les populations de patients. Contrairement à Dekosky et al. (1980), Bowers et al. (1985) ont utilisé les mêmes visages pour les deux types de tests. Par contre, certains de leurs patients présentaient des lésions frontales ou temporales antérieures, alors que Dekosky et al. (1980) étudiaient des patients ne présentant que des lésions temporales et pariétales.

Bowers et al. (1985), suite à leurs observations, ont suggéré que le traitement de l'identité et de l'expression faciale sont dissociés. Selon eux, le jugement de l'expression émotionnelle nécessite une "étape additionnelle" aux traitements visuo-spatiaux nécessaires à l'appariement d'identité faciale. Cette conclusion est renforcée par l'observation d'une disparition de toute différence hémisphérique pour les tâches d'appariement d'identité si les performances sur l'expression sont statistiquement égalisées. Des résultats similaires ont été obtenus avec des sujets sains lors d'études tachistoscopiques avec présentation par hémi-champs visuels (Ley & Bryden, 1979) : la supériorité du champ visuel gauche persiste pour l'expression lorsque les performances pour l'identité sont égalisées, mais elle disparaît pour l'identité lorsqu'on égalise les performances pour l'expression.

Dans les recherches que nous venons de décrire, aucune corrélation entre déficits pour les différentes tâches n'a été rapportée. Cette information est présente cependant dans trois études (Weddell, 1989 ; Braun et al., 1994 ; Salem et al., 1996). Weddell (1989), par exemple, a utilisé une tâche de reconnaissance d'identité et une tâche de reconnaissance d'expression qu'il présentait à des participants sains et à des patients présentant des lésions hémisphériques gauche ou droite. Il a observé une corrélation positive entre les déficits aux deux tâches pour les patients lésés à l'hémisphère droit, mais pas pour les participants sains et les patients atteints à l'hémisphère gauche. Braun et al. (1994) ont fait la même observation avec, d'une part, comme nous l'avons déjà vu, les participants contrôles et, d'autre part, avec des patients qui ont une lobectomie frontale ou temporale21. De plus, dans ces deux recherches, aucun patient n'est atteint à une tâche et préservé à l'autre. Braun et al. (1994) ont suggéré que les recherches qui rapportent une dissociation portent sur des patients qui présentent des lésions plus postérieures. Le même type de corrélation entre des déficits pour l'expression et l'identité a été observé avec des patients schizophrènes (Salem et al., 1996).

La recherche d'Etcoff (1984), que nous avons déjà citée, bien que ne déterminant pas de corrélation, cadre bien avec les trois recherches décrites précédemment. Parallèlement à ses sujets sains, elle a aussi testé des patients présentant des lésions de l'hémisphère droit ou de l'hémisphère gauche. Elle a observé alors que les patients lésés à l'hémisphère gauche comme les participants sains peuvent être sélectivement attentifs à l'identité ou à l'expression. Elle en a donc conclu que les mécanismes sous-tendant le traitement de ces deux informations sont indépendants. Cependant, elle a aussi testé des patients présentant des lésions à l'hémisphère droit qui, eux, ne sont pas capables d'attention sélective : une interférence était présente dans la condition "orthogonale" pour les deux informations, et une interférence dans la condition "corrélée" pour classer selon l'identité. La capacité à être sélectivement attentif à l'identité et à l'expression apparaît donc dépendre de l'intégrité de structures cérébrales localisées dans l'hémisphère droit.

Notes
21.

Braun et al. (1994) n'ont pas distingué les patients opérés à gauche et à droite.