I.2.4. Que peut-on conclure des données neuropsychologiques et neuropsychiatriques ?

Une quantité abondante de données neuropsychologiques obtenues à partir de l'étude de cas uniques va dans le sens d'une dissociation des mécanismes de reconnaissance des visages et des mécanismes de reconnaissance de l'expression faciale émotionnelle. On peut néanmoins formuler quelques remarques méthodologiques et théoriques : (i) nécessité d'une méthodologie rigoureuse, essentiellement pour s'assurer que la demande des différentes tâches est équivalente ; (ii) prise en compte de la possibilité de stratégies de compensation ; (iii) prise en compte de la possibilité d'un traitement inconscient des informations du visage et (iv) plus généralement, prise en compte des problèmes posés par l'utilisation de données obtenues à partir de l'étude de cas neurologiques pour inférer le fonctionnement normal du système cognitif.

L'étude de patients neurologiques nécessite d'adopter une méthodologie rigoureuse adaptée à la complexité du fonctionnement cérébral (Sergent, 1984 ; Bruyer, 1989). Kosslyn et Van Kleek (1990), entre autres, ont noté que des déficits quantitatifs peuvent avoir des effets qualitatifs. En d'autres termes, la dissociation des performances n'implique pas nécessairement l'existence de deux mécanismes séparés, mais peut simplement refléter une différence de difficulté entre les deux tâches. Ainsi, pour Parry et al. (1991), "it is possible that some of the dissociation reported in the existing literature might actually reflect the effects of different tasks demands, rather than the existence of dissociable face processing pathways" (p. 549). Si l'on ne prend en compte que les études où les tâches sont standardisées au niveau de la demande (ce qui est le cas dans la recherche de Parry et al., 1991), cela limite fortement le nombre de dissociations observées. Par exemple, dans la recherche de Schweich et Bruyer (1993), les patients devaient distinguer des personnes prononçant la lettre "O" de personnes joyeuses et de personnes tristes. La tâche de reconnaissance nécessitait, quant à elle, l'expression d'un sentiment de familiarité, la récupération d'informations sémantiques et du nom. On peut même se demander s'il est possible d'égaliser la demande d'une tâche portant sur la reconnaissance et celle d'une autre portant sur l'expression faciale. Plusieurs auteurs ont noté, en effet, une différence importante entre les deux types d'informations (e. g., A. Damasio et al., 1982 ; Sergent, 1989) : la reconnaissance du visage est spécifique, liée au contexte, alors que celle de l'expression est non spécifique et générique. En d'autres termes, il faut déterminer l'unicité d'un visage pour pouvoir le reconnaître, ce qui consiste à le distinguer de tous les autres exemplaires d'une catégorie où se trouvent de nombreux exemplaires. La reconnaissance de l'expression nécessite simplement de déterminer si la configuration faciale renvoie à telle ou telle émotion avec un nombre beaucoup plus limité de catégories possibles (de 6 à 10, voir Ekman, 1992).

Une deuxième remarque tient à la possibilité d'utiliser des stratégies compensatoires dans différents types de tâches qui portent sur le visage (e. g., Assal, 1969 ; Newcombe, 1979 ; Tzavaras, Hécaen, & Le Bras, 1970 ; Young & H. Ellis, 1989). Par exemple, Newcombe (1979) a observé que des patients prosopagnosiques utilisent une stratégie inhabituelle pour apparier deux visages sur leur identité. Ils prennent plus de temps, mais leurs performances sont normales pour dire si deux visages appartiennent ou non à la même personne. Par contre, les performances sont fortement détériorées lorsque les cheveux sont cachés (pour une observation du même type, voir Young & H. Ellis, 1989). Il apparaît donc nécessaire de vérifier que les sujets utilisent bien une stratégie habituelle pour réaliser la tâche. Ce contrôle est d'autant plus important pour les visages que ces derniers peuvent être traités de différentes manières. Comme nous l'avons vu au cours du premier chapitre, il est possible de reconnaître une personne par l'analyse configurale de la structure de son visage ou encore par une analyse componentielle et analytique des différents traits faciaux qui le constituent. Le premier type de stratégie est plus efficace et correspond à la stratégie habituelle. Cependant, la reconnaissance est quand même possible à partir d'une stratégie de type componentiel. C'est apparemment ce type de stratégie qu'utilise, notamment, le patient de Newcombe (1979). Il est aussi possible de réaliser des tâches portant sur l'expression faciale émotionnelle en utilisant une stratégie compensatoire de type componentiel. Par exemple, on peut verbaliser la tâche ; si cette dernière consiste à distinguer des expressions souriantes d'expressions tristes ou de personnes prononçant la lettre "O" (Schweich & Bruyer, 1993), il est possible de répondre que la personne sourit si les coins de la bouche sont orientés vers le haut, qu'elle est triste s'ils sont orientés vers le bas et qu'elle dit "O" lorsque la bouche est arrondie. Ce type de stratégie peut permettre d'atteindre des niveaux élevés de performance. La stratégie utilisée est rarement prise en considération dans les études de cas qui mettent en évidence des dissociations.

Une troisième remarque porte sur l’observation d’une reconnaissance inconsciente des visages familiers chez plusieurs patients prosopagnosiques (e. g., Bauer, 1984, 1986 ; Bauer & Verfaellie, 1988 ; Bruyer et al., 1983 ; De Haan et al., 1987a, 1987b ; Renault et al., 1989). On considère, généralement, que ce type d'observation reflète un fonctionnement normal des mécanismes de reconnaissance des visages mais que l'accès à la conscience du résultat de ces opérations est bloqué. Comme l'ont remarqué Young et Bruce (1991), l'étude de patients prosopagnosiques doit donc prendre en compte cette observation et vérifier, notamment, que l'atteinte observée d'un processus de traitement d'une information ne reflète pas en fait l'atteinte de "l'étiquette" verbale associée à cette information (voir aussi Bruyer, 1991). Cette vérification est importante pour les cas de dissociation entre la reconnaissance des visages et le traitement de l'expression faciale émotionnelle. Il est effectivement possible que les patients prosopagnosiques préservés pour le traitement de l'expression faciale présentent en fait une reconnaissance inconsciente des visages. C'est le cas, par exemple, pour le patient de Bruyer et al. (1983). On ne peut alors pas parler d'atteinte de la reconnaissance des visages perse, ce qui est problématique pour conclure à une dissociation de la reconnaissance et du traitement de l'expression faciale.

Il existe, par ailleurs dans la littérature, un débat concernant l'utilisation de données obtenues à partir de patients présentant des lésions cérébrales (Caramazza, 1984, 1986, 1992 ; Kosslyn & Intrilagator, 1992 ; Kosslyn & Van Kleek, 1990 ; Sergent, 1984, 1991 ; Sergent & Signoret, 1992). Nous ne le détaillerons pas ici, mais nous en retiendrons quelques points. Tout d'abord, les postulats de fractionnement et de transparence posés par, notamment, Caramazza (1984, 1986) sont très controversés du fait de la grande plasticité et de la forte inter-connectivité du cerveau ; cela conduit certains auteurs à suggérer l'utilisation d'autres données empiriques - obtenues sur des participants non lésés - pour les confronter aux données neuropsychologiques (e. g., Kosslyn & Van Kleek, 1990 ; Kosslyn et Intriligator, 1992 ; voir la réponse de Caramazza, 1992). De plus, une région cérébrale peut intervenir lors d'un traitement sans que son implication soit nécessaire ou suffisante. Sa destruction n'atteint donc pas le traitement. Sergent et Signoret (1992) ont d'ailleurs écrit : "(The) studies of prosopagnosic patients may thus not provide an exhaustive picture of the neurofunctional anatomy of face recognition"(p. 57). On peut donc, en suivant le même raisonnement, remettre en question l'utilisation des données issues de patients prosopagnosiques pour répondre à la question de la modularité de la reconnaissance des visages et du traitement de l'expression faciale émotionnelle. Notamment, ce dernier processus pourrait intervenir dans la reconnaissance du visage, sans pour autant être nécessaire ou suffisant.

Finalement, la remarque qui, à nos yeux, est la plus importante est que l'observation d'une double dissociation, même si toutes les précautions expérimentales et théoriques sont prises, ne démontre pas que les deux processus sont modulaires et indépendants. En d'autres termes, de telles dissociations indiquent tout au plus que les deux processus sont pris en charge par des régions cérébrales distinctes et que l'intégrité fonctionnelle de l'un n'est pas un pré-requis au bon fonctionnement de l'autre. Par contre, les dissociations ne démontrent nullement que, dans le cadre d'un cerveau intact, les deux processus n'interagissent pas. Il est tout à fait concevable que des interactions existent, sans pour autant être nécessaires.

Ces critiques de l'étude de patients cérébro-lésés ne remettent pas en cause l'intérêt des descriptions de tels cas, bien au contraire. Elles ont seulement pour objet d'en montrer les limites et de déterminer quels sont les pièges à éviter. Il paraît prudent de ne pas baser de conclusions sur des données obtenues uniquement à partir de patients au cerveau lésé, mais de prendre en compte aussi les données comportementales, neuro-anatomiques et neurophysiologiques obtenues avec des sujets sains et, en un mot, de tenir compte de l'ensemble des données empiriques.