I.3. Que nous raconte le singe ... à propos des visages ?

Les études physiologiques chez le singe ont indiqué qu'il existe des neurones visuels qui répondent sélectivement aux visages (e. g., Desimone, 1991 ; Gross et al., 1972 ; Perrett, Oram, Harries, Bevan, Hietanen, Benson, & Thomas, 1991). Certaines de ces "cellules faciales", et notamment celles enregistrées dans le cortex temporal inférieur (TI), semblent plus particulièrement coder l'identité faciale : l'amplitude de leurs réponses varie quand on leur présente les visages d'individus distincts (Baylis et al., 1985 ; Desimone et al., 1984 ; Hasselmo et al., 1989 ; Kendrick & Baldwin, 1987 ; Perrett et al., 1984a ; Yamane et al., 1988 ; M. Young & Yamane, 1992). Pour ce qui est de l'expression faciale émotionnelle, certaines cellules sont sensibles à des mouvements faciaux utilisés par les singes pour communiquer les émotions. Notamment, certaines répondent à l'ouverture de la bouche, au soulèvement des sourcils ou à divers mouvements des yeux et de la tête (Perrett et al., 1984a ; Perrett, Smith, Mistlin, Chitty, Head, Potter, Broennimann, Milner, & Jeeves, 1984b). D'autres répondent à l'expression statique : Perrett et al. (1984a) ont ainsi enregistré trois cellules qui répondaient à la bouche ouverte exprimant une menace. Une autre cellule répondait à la bouche ouverte exprimant un bâillement. Hasselmo et al. (1989) ont aussi enregistré huit cellules dont la réponse dépendait de l'expression, et ceci indépendamment de l'identité (ces cellules ont été testées avec les photographies de vingt et un individus différents). Six répondaient plus fortement aux visages calmes qu'aux visages menaçants alors que deux répondaient plus aux visages menaçants. Lors d'une autre étude, ils ont observé neuf cellules qui répondaient différemment selon que l'expression était calme, menaçante avec la bouche légèrement ouverte, ou menaçante avec la bouche totalement ouverte. Ces cellules sont généralement situées dans le sulcus temporal supérieur (STS), à proximité des cellules sensibles à la direction du regard et aux stimuli en mouvement (Baylis et al., 1987 ; C. Bruce et al., 1981 ; Perrett, Smith, Potter, Mistlin, Head, Milner, & Jeeves, 1985).

Il semble donc que, d'une part, il existe des cellules faciales spécifiquement sensibles soit à l'identité, soit à l'expression et, d'autre part, que ces deux types de cellules sont localisés dans des régions cérébrales distinctes. Hasselmo et al. (1989) ont directement étudié cette hypothèse. Ils ont présenté les visages de trois individus (trois singes) avec trois expressions différentes (calme, menaçant avec la bouche légèrement ouverte, et menaçant avec la bouche totalement ouverte). Ils ont enregistré les réponses de quarante-cinq cellules faciales pour chacune de ces neuf vues dans le lobe temporal de deux singes (vingt-cinq cellules pour le premier et vingt cellules pour le second). Sur ces quarante-cinq cellules, neuf (20%) répondaient différemment selon l'expression indépendamment de l'identité, quinze (33,3%) répondaient différemment selon l'identité indépendamment de l'expression et seulement 3 (6,7%) répondaient aux deux types d'information. Par ailleurs, la distribution des valeurs F dans un espace à deux dimensions (pour une cellule donnée, valeur de F pour l'expression et valeur de F pour l'identité) indiquait que la haute sensibilité à une dimension tendait à être associée à une faible sensibilité à l'autre. Les cellules sensibles à l'expression sont localisées dans STS (9/9) alors que celles sensibles à l'identité sont généralement localisées dans TI (7/15, mais deux sont localisées dans le sulcus temporal supérieur). Les cellules enregistrées dans l'aire TEm (à la jonction de STS et de TI) montraient plutôt une réponse aux deux dimensions.

En fait, dans l'étude de Hasselmo et al. (1989), sept neurones présentaient une interaction significative, dont deux faisant partie des trois neurones qui répondaient aux deux dimensions. Il y avait donc en tout huit neurones dont la réponse dépendait des deux dimensions, soit 17,8% de l'échantillon enregistré. Le fait que l'interaction soit significative indique que la réponse à une dimension dépend des modalités de l'autre dimension. Donc, même si cette recherche montre qu'il existe des neurones cérébraux spécifiques à chacune des deux informations, elle indique aussi qu'il existe d'autres neurones sensibles soit aux deux informations, soit à l'une mais en interaction avec l'autre. De plus, ces derniers sont en proportion similaire aux neurones répondant spécifiquement à l'expression faciale et sont localisés, généralement, à l'interface entre STS et TI.

Ainsi, l'enregistrement cellulaire chez le singe apporte des données qui sont présentées en faveur de l'existence de "régions" cérébrales distinctes impliquées dans le traitement de l'identité et de l'expression. Les guillemets sont toutefois nécessaires car, en réalité, ces cellules ont été enregistrées au sein de populations neuronales qui répondent à d'autres types de stimulations visuelles. De plus, comme nous venons de le voir, la frontière entre les deux régions n'est pas clairement définie : certaines cellules spécifiques à une information sont enregistrées dans une région qui, "normalement", contient les cellules spécifiques à l'autre. De plus, certaines cellules de la frontière répondent aux deux informations, ce qui suggèrent qu'il n'y ait pas de limite nette entre ces régions, mais plutôt une sorte de continuum. Finalement, le codage de l'identité par des cellules faciales est supposé se faire à partir de l'activité d'une population de neurones plutôt qu'au sein d'un seul neurone (e. g., Gross, 1992). En d'autres termes, il n'existerait pas de cellules "grand-mère" ou gnostiques, comme le proposait Konorsky (1967), mais des populations de neurones dont l'activité conjointe permettrait un codage des différents visages. Ceci suppose une forte interconnexion entre les différentes cellules faciales et on peut alors se demander qu'elle est le rôle des cellules faciales répondant aux autres caractéristiques faciales (e. g., expression faciale, direction de l'attention). D'autant que STS et TI sont fortement interconnectés.