II.1. Données comportementales obtenues sur des participants sains

Comme pour l'expression et la reconnaissance, l'indépendance de la catégorisation du genre et de la reconnaissance du visage implique qu'aucune influence réciproque ne soit observable. Les auteurs des deux modèles contradictoires proposées en 1986 (H. Ellis et Bruce et Young) ont mené ensemble une étude afin de départager leurs positions (Bruce et al., 1987). Le postulat de départ était le suivant : si la catégorisation du genre est un préalable à la reconnaissance du visage, les visages dont le genre est peu marqué devraient être reconnus plus lentement. Pour tester cette hypothèse, ils ont demandé à leurs participants de réaliser trois types de tâches : la première consistait à évaluer la masculinité de visages masculins ; la deuxième consistait à décider le plus rapidement possible si ces visages étaient des hommes ou des femmes ; finalement, la troisième tâche consistait à décider le plus rapidement possible si ces visages étaient familiers ou non. Bruce et al. (1987) ont observé que la catégorisation du genre est d'autant plus rapide que le visage est masculin. Par contre, la rapidité des décisions de familiarité n'est pas liée à la masculinité des visages. Les auteurs ont donc conclu que les deux processus sont indépendants. Cette dernière hypothèse est renforcée par l'observation d'une saillance différente des différents traits du visage dans les deux types de tâches. Roberts et Bruce (1988), notamment, ont rapporté que dissimuler les yeux gêne les décisions de familiarité alors que dissimuler la bouche ou le nez n'a pas d'effet. Lorsque la tâche porte sur le genre, l'occultation des trois traits est perturbatrice, mais la gêne la plus importante s'observe quand le nez n'est pas visible.

Plusieurs remarques peuvent être faites à propos des données de Bruce et al. (1987) et de Roberts et Bruce (1988). Tout d'abord, l'observation d'une saillance différente des traits du visage pour chaque type d'information ne prouve pas que les processus sont indépendants. Les traits ne sont pas les informations faciales les plus importantes pour déterminer le genre comme pour accéder à la familiarité. Dans les deux cas, les informations configurales et de surface sont prépondérantes. Il y a donc un point commun entre les deux processus. Par ailleurs, le fait que deux processus utilisent des sources d'informations différentes ne veut pas dire qu'ils n'interagissent pas. De plus, les données de Bruce et al. (1987) indiquent, tout au plus, que les deux processus ne sont pas organisés de manière sérielle ou, autrement dit, que la catégorisation du genre n'est pas un préalable indispensable à la reconnaissance du visage. Il n'en reste pas moins que ces résultats ne démontrent pas que la catégorisation du genre n'intervient jamais dans la reconnaissance. On peut effectivement imaginer que le premier processus exerce une influence sur le second, sans pour autant être indispensable à son bon fonctionnement ni en déterminer le décours temporel. C'est du moins ce que suggère la connexion proposée par Hay et Young (1982). Dans la même veine, Baudouin et Tiberghien (1999, 2000) ont rapporté que le genre des visages influence la rapidité avec laquelle un visage distracteur est correctement rejeté. Dans leur étude, les participants devaient rechercher le visage d'une célébrité parmi des visages distracteurs présentés l'un après l'autre. Les auteurs ont observé qu'un distracteur est plus rapidement rejeté s'il n'a pas le même genre que la personne recherchée. Lors d'une autre expérience, les participants étaient familiarisés avec un visage composite correspondant au mélange par morphing d'un visage féminin et d'un visage masculin. Ce visage composite ressemblait soit à une femme, soit à un homme, mais il présentait la particularité d'être à la même distance euclidienne des deux visages ayant servi à le construire. Or, lorsque les participants recherchaient ce visage composite parmi des visages distracteurs où étaient inclus les deux visages d'origine, ils rejetaient plus rapidement celui qui n'était pas du même genre que lui, y compris parmi les deux visages à égale distance (i.e., visages d'origine). Baudouin et Tiberghien (1999, 2000) ont alors proposé que la catégorisation préalable du genre favorise le rejet d'un distracteur lorsque le genre de ce dernier n'est pas congruent avec le genre de la personne recherchée. Cette influence est la conséquence d'une organisation en cascade des processus de catégorisation du genre et de reconnaissance du visage.

Comme nous l'avons déjà souligné, l'indépendance entre deux processus implique de n'observer entre eux aucune influence réciproque. Or, l'absence d'effet de la familiarité d'un visage sur la catégorisation du genre est loin d'être établie, bien au contraire. A notre connaissance, seules deux recherches ont testé cette possibilité. Bruce (1986) a demandé à ses participants de dire le plus rapidement possible si des visages familiers et inconnus étaient des femmes ou des hommes. Elle a observé que la familiarité favorise la catégorisation du genre, principalement lorsque le genre du visage familier est ambigu. Dans ce dernier cas, les participants qui connaissaient la personne faisaient moins d'erreurs sur son genre. Dans la recherche de Dubois et al. (1999), le genre - même en cas d'ambiguïté - était plus rapidement catégorisé quand les participants étaient préalablement familiarisés avec les visages.