II. Conclusions

L'expérience que nous venons de présenter nous permet de tirer plusieurs conclusions. Tout d'abord, il apparaît que les informations configurales, dont le traitement est perturbé par le renversement du visage, jouent un rôle important dans le traitement des trois informations du visage que nous avons étudiées, ce qui concorde avec les observations déjà rapportées (e. g., Bruyer et al., 1993 ; Calder et al., 2000). De même, l'altération des informations de surface, par l'inversion du contraste, gêne le traitement du genre (e. g., Bruce et al., 1993) et de l'identité (e. g., Bruce & Langhton, 1994 ; Phillips, 1972). Par ailleurs, le poids des différents traits est généralement moins important que celui des informations configurales et de surface mais, de plus, il n'est pas significatif pour les informations de genre et d'identité. Pour la reconnaissance de l'expression faciale émotionnelle, deux traits interviennent significativement, les yeux et la bouche. Le fait que nous n'observions pas d'influence des traits (ou peu), alors qu'ils en ont une dans d'autres recherches (e. g., Roberts & Bruce, 1988), peut tenir à plusieurs raisons. L'une d'elles est que les études du rôle des traits se contentent de les manipuler. Les participants sont ainsi confrontés à deux situations seulement : le visage est entier ou un trait manque. Dans notre expérience, deux autres situations ont été étudiées : le renversement du visage et l'inversion du contraste. Or, ces deux situations sont toujours plus perturbatrices que la dissimulation d'un trait, quel qu'il soit. La présence de situations plus difficiles peut avoir atténué, dans l'analyse statistique, l'effet propre de perturbations liées à l'absence d'un trait. Une autre raison est que les performances sont généralement excellentes dans notre expérience, notamment lors de la catégorisation du genre et de l'appariement de l'identité. Des effets plafonds peuvent donc expliquer l'absence d'effet de la suppression d'un trait. Il n'en reste pas moins que cette expérience indique que le rôle des traits est relativement peu important par rapport à celui de la configuration et des informations de surface, notamment pour le genre et l'identité.

La deuxième conclusion découle directement de la première : il y a une grande similitude entre le poids des différentes caractéristiques faciales des trois informations. Dans tous les cas, la configuration a une influence importante. Les traits, considérés isolément, tendent à jouer un rôle minime, à quelques exceptions près pour l'expression faciale. Les informations de surface sont importantes pour le genre et l'identité. Ainsi, la "dissociation" rapportée par Roberts et Bruce (1988) entre genre et identité n'apparaît pas du tout ici. Malgré quelques différences, il y a donc de grandes similitudes au niveau des caractéristiques faciales utilisées pour l'extraction des différentes informations faciales.

Une troisième conclusion porte sur l'influence de la familiarité. Même si elle a un effet significatif en interaction avec la tâche, elle ne modifie pas le traitement de l'information faciale, i.e. elle n'interagit pas significativement avec la manipulation. L'interaction avec la tâche indique trois choses : 1) tout d'abord, la reconnaissance de l'expression faciale émotionnelle des visages connus et inconnus ne diffère pas ; 2) ensuite, l'appariement d'identité est plus facile lorsque les visages sont connus, quelle que soit la manipulation. Cette observation est en accord avec les données de la littérature qui indiquent que l'appariement de visages familiers est plus facile que celui de visages non familiers (e. g., Young et al., 1986b). Finalement, le genre des visages connus utilisés dans cette expérience est plus difficile à catégoriser que celui des visages inconnus, ce qui ne correspond pas aux données de la littérature (e. g., Bruce, 1986 ; Dubois et al., 1999). Notons que cette dernière observation n'indique pas que la familiarité rend plus difficile la catégorisation du genre mais simplement que le genre des visages connus que nous avons utilisés est moins marqué que celui des visages inconnus. On aurait pu s'attendre ici à ce que le fait de connaître la personne lève l'ambiguïté sur son genre. En fait, lors de la passation de l'expérience, les participants avaient pour consigne de répondre le plus rapidement possible. Dans ces conditions, les participants répondaient souvent avant d'avoir identifié la personne, plusieurs rapportant d'ailleurs oralement s'être trompés pour des personnes connues après les avoir identifiées.

Il apparaît donc que certaines caractéristiques du visage, telles que la configuration ou les informations de surface, sont primordiales pour l'extraction de plusieurs types d'informations faciales alors que d'autres, essentiellement les traits, ont un rôle plus variable en fonction de l'information concernée. Cette observation suggère que certains sous-systèmes fonctionnels d'analyse visuelle sont spécialisés dans le traitement d'un type d'information faciale défini alors que d'autres ne le sont pas et peuvent opérer sur plusieurs types d'informations faciales. Ainsi, le processus de traitement des informations configurales est une entrée commune à tous les processus de traitement de l'information faciale (ou, au moins, pour ceux qui extraient le genre, l'identité et l'expression faciale émotionnelle). Des processus de traitement plus locaux, tels que ceux impliqués dans le traitement des traits, sont des entrées spécifiques à certaines informations faciales. Sur la base des recherches antérieures et de la présente étude, on peut supposer, par exemple, que le traitement du nez intervient dans la catégorisation du genre (Roberts & Bruce, 1988) alors que celui de la bouche intervient dans la reconnaissance de l'expression faciale émotionnelle. Le traitement de certains traits peut même intervenir dans l'extraction de plusieurs types d'information faciale. On pense notamment aux yeux qui interviennent dans la reconnaissance de l'expression faciale émotionnelle dans notre étude, mais aussi - même si nos résultats ne le confirment pas - dans la reconnaissance du visage dans l'étude de Roberts et Bruce (1988) et dans la catégorisation du genre dans celle de Bruce et al. (1993). Le point important est ici que les processus qui sont communs à plusieurs traitements sont aussi ceux dont la perturbation altère le plus les performances. Ce sont aussi les processus qui sont présentés comme étant à l'origine de l'expertise humaine dans la reconnaissance du visage.

Plusieurs auteurs ont proposé que les informations globales et configurales d'un visage mettent en oeuvre les basses fréquences spatiales (e. g., Sergent, 1989). Au contraire, les informations locales, sur les traits par exemple, sont sensibles à des fréquences spatiales plus hautes. De plus, le système visuel décompose toute stimulation selon différentes gammes de fréquences spatiales, celles-ci étant traitées dans des canaux neuronaux distincts. A la suite des résultats que nous venons de présenter, on peut donc suggérer que les différentes gammes de fréquences ont un poids plus ou moins important pour les différentes informations faciales. Cependant, les gammes de fréquences qui permettent d'extraire la configuration du visage devraient être celles qui permettent le mieux de traiter l'information faciale quelle qu'en soit le type. Au cours du chapitre suivant, nous allons donc étudier le rôle des fréquences spatiales dans la catégorisation du genre, la reconnaissance de l'identité et la reconnaissance de l'expression faciale émotionnelle.