III. Sourire et familiarité : quelques conclusions

L'observation d'une augmentation des fausses alarmes pour des visages inconnus qui sourient et du sentiment de familiarité pour des visages célèbres et inconnus souriants implique qu'il existe une relation entre le traitement de la familiarité et le traitement de l'expression faciale émotionnelle. A quel moment du traitement de la familiarité l'expression émotionnelle intervient-elle et comment de tels résultats peuvent-ils être interprétés par les modèles actuels de la reconnaissance des visages ? Selon Bruce et Young (1986), la reconnaissance de la familiarité dépend des unités de reconnaissance faciale30. Ces auteurs ne proposent aucune connexion entre ce niveau et le traitement de l'expression faciale émotionnelle. Néanmoins, selon eux, les unités ne génèrent qu'un signal de ressemblance, la décision de familiarité finale relevant du système cognitif. Ce dernier reçoit, par ailleurs, des entrées de l'ensemble des modules de traitement de l'information faciale et, notamment, du module chargé de traiter l'expression faciale émotionnelle. Les résultats des deux expériences précédemment décrites indiquent que les entrées en provenance du module de traitement de l'expression, d'une part, orientent le système cognitif vers une décision de familiarité pour des visages inconnus (Expérience 3) et, d'autre part, augmentent le sentiment de familiarité envers un visage, qu'il soit effectivement familier ou non (Expérience 4). Nos résultats ne semblent donc pas exiger une modification structurelle profonde du modèle de Bruce et Young, mais ils démontrent que les décisions de familiarité ne dépendent pas uniquement d'informations relatives à l'identité et à la familiarité du visage. Au contraire, d'autres sources d'informations peuvent biaiser de telles décisions, l'une d'entre elles étant évidemment le sourire.

Les résultats sur les indicateurs de discriminabilité et de critère de décision soulèvent cependant une question : si le biais du sourire intervient au niveau de la décision, on devrait observé un effet sur B'' et non sur A'. Or, c'est l'inverse qui est observé. Le fait que l'effet sur B'' ne soit pas significatif ne démontre pas qu'il ne concerne pas la décision ; ce serait accepter l'hypothèse de nullité. Par contre, l'observation d'un effet significatif sur A' dans l'Expérience 3 indique que le sourire rend la familiarité moins discriminable. Il peut le faire de différentes manières. Tout d'abord, on peut penser qu'il gêne la perception des aspects invariants du visage (i.e., l'encodage structural) ce qui interfère sur l'appariement du stimulus avec une représentation mnésique. Mais cet effet devrait provoquer une diminution des reconnaissances correctes pour les visages familiers, ce qui ne correspond à nos résultats. On peut aussi suggérer que le sourire diminue la discriminabilité entre le stimulus et les représentations mnésiques : la différence ou distance entre les deux serait diminuée par la présence d'un sourire. Cette hypothèse est plausible si on considère que le sourire provoque une baisse générale du seuil d'activation des représentations mnésiques. Ce seuil étant abaissé, la reconnaissance sera favorisée pour les visages familiers et le sentiment de familiarité sera plus fort, mais la probabilité d'une fausse reconnaissance pour un visage inconnu augmentera aussi. Cette influence ne nécessite d'ailleurs pas de prévoir une connexion directe entre les processus de traitement de l'expression faciale émotionnelle et les représentations mnésiques : l'influence peut se faire par le biais du système cognitif qui, recevant une information de sourire, peut provoquer une baisse générale des seuils.

Une question est maintenant pourquoi le sourire augmente la familiarité du visage. Une des raisons possible est que la joie constitue sans doute une émotion particulière. Tout d'abord, c'est la seule émotion positive. Par ailleurs, de nombreuses recherches montrent qu'elle est plus facilement reconnue que les autres émotions, a la fois par des participants sains mais aussi par des patients présentant des atteintes cérébrales qui altèrent leur capacité de reconnaissance des expressions faciales émotionnelles (e. g., Braun et al., 1994). On peut donc suggérer que le sourire possède un statut tel qu'il induit le sentiment de connaître ou de "mieux" connaître une personne. Une première réaction lorsqu'un inconnu nous sourit dans la rue n'est-elle pas de penser qu'il nous connaît et réciproquement ? Le biais du sourire peut, cependant, aussi s'expliquer d'un point de vue strictement informationnel. Dans les deux expériences que nous venons de rapporter, les visages sont souriants ou neutres. En d'autres termes, ils présentent une information émotionnelle additionnelle ou, au contraire, aucune information émotionnelle. On peut alors soutenir que c'est précisément la présence de cette information émotionnelle qui biaise les décisions du système cognitif. Dans ce cas, le biais ne tiendrait pas à la nature particulière du sourire et devrait s'observer aussi pour d'autres émotions. Nous ne sommes pas, actuellement, en mesure de départager ces deux hypothèses et des recherches ultérieures seront nécessaire à ce sujet.

Le genre d'un visage est, à la différence de l'expression, une information stable pour une personne donnée. De plus, selon les modélisations actuelles, le genre d'une personne connue peut être extrait par deux voies : l'analyse sémantique de la structure du visage et, pour les visages connus uniquement, l'accès aux informations sémantiques stockées en mémoire. La forte association entre le genre et l'identité d'une personne incite à penser que le genre est un constituant même de cette identité. On pourrait donc s'attendre à ce que le processus de catégorisation du genre soit, à tout le moins, un processus qui contribue à l'identification de la personne. Les recherches actuelles proposent une autre conception. Comme nous l'avons vu, différentes hypothèses ont été proposées pour expliquer les relations entre la catégorisation du genre et la reconnaissance des visages : 1) l'hypothèse d'une organisation séquentielle des processus selon laquelle le genre est catégorisé avant la reconnaissance (Ellis, 1986) ; 2) l'hypothèse d'une organisation en parallèle des processus ou les deux informations sont extraites indépendamment par deux processus distincts et modulaires (Bruce & Young, 1986). L'hypothèse de sérialité a rapidement été abandonnée car les données expérimentales l'ont généralement invalidé (e. g., Bruce et al., 1987). L'hypothèse de parallélisme est donc, actuellement, l'hypothèse dominante.

Cependant, la question de la relation entre la catégorisation du genre et la reconnaissance du visage reste posée. A l'heure actuelle, les données obtenues écartent clairement la possibilité d'une relation séquentielle entre ces processus. Néanmoins, de telles données ne démontrent pas, à proprement parler, que le genre n'intervient jamais dans les processus de reconnaissance. Notamment, on peut concevoir que la catégorisation du genre puisse intervenir dans la reconnaissance sans être ni systématique ni nécessaire. Cette hypothèse est plausible compte tenu du fait de la plus grande rapidité d'extraction du genre que de l'identité (Bruyer et al., 1993 ; Sergent, 1986a). Le genre peut donc potentiellement influencer l'identification. Les deux processus pourraient ainsi être organisés en "en cascade" (McClelland & Rumelhart, 1985), c'est à dire caractérisés par des vitesses différentes de traitement et une simultanéité partielle. Baudouin et Tiberghien (1999, 2000) ont ainsi décrit un effet du genre dans la reconnaissance des visages. Ils ont montré que, lors d'une tâche de recherche d'une personne célèbre parmi une liste de personnes inconnues, le temps mis pour rejeter un visage distracteur dépend à la fois du genre de ce distracteur et de celui de la célébrité recherchée. Par exemple, un visage distracteur féminin est rejeté plus rapidement si le participant recherche Jacques Chirac plutôt que Claire Chazal. Lors d'une seconde expérience, ils ont utilisé des visages composites créés en mélangeant, par morphing, le visage d'une femme et celui d'un homme. Cette image "médiane" était alors présentée à des sujets évaluateurs qui devaient déterminer s'il s'agissait d'une femme ou d'un homme. Quatre photographies composites, deux attribuées à chaque genre, étaient ensuite présentées à de nouveaux participants qui, dans un premier temps, devaient les mémoriser puis, dans un second temps, devaient les rechercher parmi des visages distracteurs. Les visages distracteurs étaient des visages inconnus et les visages féminins et masculins ayant servi à créer le visage composite recherché. Ces derniers étaient donc physiquement aussi proches de la cible mais seul l'un d'eux avait le même genre. Les auteurs ont alors observé que les distracteurs sont rejetés plus rapidement lorsqu'ils n'ont pas le même genre que la personne recherchée, et ceci même s'ils sont physiquement aussi proches (i.e., visages d'origine). On peut cependant objecter à cette recherche que les visages composites utilisés, même s'ils avaient la même distance "euclidienne" ou "linéaire" aux deux visages d'origine, ne ressemblaient pas forcement autant à chacun deux au sens "psychophysique" du terme. Ainsi, par exemple, un nez moyennement tordu nous semblera probablement plus semblable à un nez très tordu qu'à un nez pas du tout tordu, même si la différence physique est strictement égale.

Les deux expériences que nous allons présenter maintenant sont des réplications des expériences de Baudouin et Tiberghien (1999, 2000). Mais, dans la première expérience, les participants ont réalisé une tâche complémentaire de catégorisation du genre des distracteurs. Les performances de rejets des distracteurs ont alors été comparées avec les performances de catégorisation du genre. L'objectif était de vérifier l'existence éventuelle d'un lien entre les performances de rejet des distracteurs et les performances de catégorisation de leur genre. Par ailleurs, les visages de nouvelles célébrités étaient utilisés. Dans la seconde expérience, nous utilisions des visages composites en tentant de palier aux objections possibles sur l'utilisation de transformations linéaires et euclidiennes.

Notes
30.

Lors d'un développement ultérieur de ce modèle (Burton, Bruce, & Johnston, 1990), les décisions de familiarité dépendent des noeuds d'identité de la personne. Cependant, ce modèle n'intègre pas le traitement de l'expression faciale émotionnelle.