VI. Conclusions sur l'influence de la catégorisation du genre sur la reconnaissance du visage

Pour résumer les résultats obtenus dans les deux expériences que nous venons de rapporter, un visage est plus rapidement rejeté quand il n'a pas le même genre que la personne recherchée. Cet effet de genre est mis en évidence lorsque les participants recherchent une célébrité (Expérience 5) ou un visage composite androgyne auquel est arbitrairement attribué un prénom féminin ou masculin (Expérience 6). De plus, l'Expérience 6 montre que cet effet du genre ne tient pas à une plus grande similarité des visages d'un même genre, mais résulte bien de la catégorisation préalable et rapide du genre. La catégorisation du genre est donc un facteur de la reconnaissance des visages. Cette dernière conclusion n'exclut pas une influence de la similarité : un visage sera évidemment d'autant plus rapidement rejeté qu'il ressemble d'autant moins à la personne recherchée.

Il apparaît donc que la catégorisation du genre et la reconnaissance du visage peuvent interagir dans certaines conditions. Ils entrent très vraisemblablement dans une architecture cognitive "en cascade". Cette dernière implique que les deux processus démarrent automatiquement, en même temps ou avec un léger décalage et avec un décours temporel propre. Le premier processus qui achève ses opérations peut alors influencer celles de l'autre, mais aucun n'a besoin des résultats de l'autre pour terminer son traitement spécifique. Par conséquent, lorsque l'un des deux processus est lésé, l'autre est toujours capable de remplir ses propres fonctions. Ils peuvent donc être dissociés dans les études de patients présentant des lésions cérébrales ou lors d'études d'imagerie cérébrale (Bruyer et al., 1983 ; Humphreys et al., 1993 ; Tranel et al., 1988 ; Schweich & Bruyer, 1993 ; Sergent et al., 1992). Une autre caractéristique de ce type d'architecture est que les opérations d'un des processus ne dépendent pas de celles de l'autre. Chaque processus peut donc utiliser des sources d'informations distinctes. L'observation de traits saillants différents pour les deux types informations (e. g., Robert & Bruce, 1988) n'est pas donc incompatible avec un modèle "en cascade". Un tel modèle n'implique pas non plus que la relations entre processus soit de nature linéaire. En d'autres termes, on ne s'attend pas à ce qu'il y ait une corrélation entre le temps de catégorisation du genre et le temps de reconnaissance. L'influence de la catégorisation du genre sur la reconnaissance dépend naturellement du temps nécessaire à la catégorisation ; plus elle est rapide, plus grande est la probabilité qu'elle puisse influencer la reconnaissance. Néanmoins, la catégorisation du genre n'agit pas systématiquement sur la reconnaissance ; elle le fait uniquement si elle est achevée avant que la décision de reconnaissance (ou de rejet) ne soit prise. Comme d'autres facteurs peuvent eux aussi exercer une influence sur la reconnaissance - par exemple, la distinctivité du visage - l'effet du genre ne dépend pas seulement de la féminité/masculinité du visage, mais aussi de toutes ses autres caractéristiques.

Est-il possible alors de rendre compte de l'effet du genre dans le cadre des modèles actuels de la reconnaissance des visages ?

Pour ce qui est du modèle de Hay et Young (1982), l'effet du genre s'explique tout simplement par la connexion des processus visuels aux unités de reconnaissance. Dans ce cadre, lors de la recherche une personne particulière, l'unité qui lui correspond est pré-activée. Lorsque le genre ne correspond pas, cette unité va recevoir des projections en provenance des processus visuels. La décision de rejet sera alors favorisée et accélérée.

Bruce et Young (1986) ne proposent pas de connexion entre les processus visuels dirigés et les processus d'identification de la personne (unités de reconnaissance du visage, noeuds sur l'identité de la personne et nom). Néanmoins, les processus visuels dirigés ont des sorties vers le système cognitif, ce dernier ayant des projections descendantes vers les unités de reconnaissance par le biais des noeuds d'identité. Bruce et Young (1986) suggèrent que le seuil d'activité de ces unités peut être modulé par les attentes du système cognitif. De plus, la décision de familiarité n'est pas rendue au niveau des unités elles-mêmes mais par le système cognitif selon le pattern d'activation de ces unités. Ainsi, lorsque le système cognitif cherche une personne donnée, il pré-active, non seulement les unités qui correspondent à la personne, mais aussi les informations sémantiques qui lui sont spécifiques. Il attend alors l'activation de certaines unités et aussi celle de certaines informations sémantiques, dont le genre. Lorsqu'un visage apparaît et que son genre ne correspond pas à celui attendu, le système cognitif peut dès lors le rejeter, sans attendre que les opérations au niveau des unités ne soient achevées.

Le modèle de Valentine (Valentine, 1991 ; Valentine, 2001 ; Valentine et al., 1995), même s'il n'intègre pas de processus de catégorisation du genre, est aussi un modèle qui peut expliquer l'effet du genre. Valentine (1991) propose qu'un visage familier est représenté par un point localisé dans un espace multidimensionnel. Les dimensions de cet espace ne sont pas définies, mais l'auteur propose qu'elles correspondent à différents traits du visage (e. g., distance entre les yeux, couleur des cheveux, etc). Il propose aussi que la densité des points est plus importante à l'origine de cet espace. D'autres zones de forte densité peuvent exister, par exemple, pour les visages des autres groupes ethniques. Nous proposons aussi qu'il existe autour de l'origine deux zones distinctes de forte densité selon le genre des visages. Tout visage perçu est localisé dans l'espace. La reconnaissance opère quand le point correspondant au visage perçu tombe à proximité d'un visage connu. Dans le cadre de ce modèle, on peut suggérer que, lorsque le système cherche une personne particulière, il "pré-active" la zone de l'espace qui correspond au visage de cette personne. Lorsqu'un visage est présenté, le système de reconnaissance contrôlerait alors s'il est localisé dans la zone du visage recherché. A ce stade, moins le visage perçu ressemble au visage recherché, plus sa localisation est éloignée dans l'espace et plus il sera rejeté facilement et rapidement. Ce modèle permet donc d'expliquer l'effet du genre en termes de similarité. Pour expliquer l'effet catégoriel du genre, il faut ajouter quelque chose au modèle. Notamment, on peut proposer que la catégorisation préalable du genre réduit l'espace à la région qui correspond au genre de la personne perçue. Si le genre ne correspond pas à celui de la personne recherchée, la région ainsi délimitée ne comprend pas la localisation pré-activée pour la personne recherchée. Le système peut alors rejeter le visage sans avoir à localiser plus précisément le visage perçu. Si le genre est le même, le système devra, au contraire, réaliser une localisation plus précise pour s'assurer que le visage perçu n'est pas celui qu'il recherche. Une autre explication consisterait également à considérer que la catégorisation du genre est une des dimensions de l'espace multidimensionnel proposé par Valentine (1991).

Nous avons donc montré que la catégorisation du genre intervient dans les processus de reconnaissance d'un visage, au moins à un niveau décisionnel dans le modèle de Bruce et Young (1986). Il reste, cependant, quelques points à éclaircir. Notamment, il reste à déterminer si la catégorisation du genre est à même de moduler le seuil d'activation des représentations faciales. On peut penser que, lors d'une tâche de reconnaissance, la catégorisation préalable du genre peut exercer une influence activatrice sur les représentations de personnes de même genre et une activité inhibitrice sur les personnes de genre différent.

Pour résumer, les expériences que nous avons présentées dans ce chapitre montrent, d'une part, que la décision de familiarité est biaisée par la présence d'une information émotionnelle et, d'autre part, que la décision de reconnaissance prend en compte le genre du visage. Dans le premier cas, nous rapportons un biais du sourire qui peut prendre deux formes : soit un visage inconnu peut être faussement jugé familier s'il sourit soit un visage est perçu plus familier lorsqu'il sourit, quelle que soit sa familiarité réelle. Dans le second cas, nous mettons en évidence un effet du genre où un visage est plus rapidement jugé comme n'appartenant pas à une personne familière donnée lorsqu'il n'est pas du même genre que cette personne, et ceci indépendamment de la similarité entre les différents visages. Dans les deux cas, nous avons suggéré que l'influence opère au niveau du système de décision.

Dans nos expériences, le sourire est confondu avec une information de familiarité et provoque ainsi une augmentation du sentiment de familiarité. Cependant, pour émerger, cet effet nécessite qu'aucune information de familiarité réelle ne soit présente sur le visage ou que le sentiment de familiarité puisse être exprimé de façon nuancée. Lorsque le visage est familier et que la décision est de type binaire (familier : oui ou non), l'influence du sourire n'est pas suffisamment forte pour émerger statistiquement. Par ailleurs, le sourire n'est pas une information congruente avec l'identité, permettant d'inférer la familiarité ou la non-familiarité d'un visage. Nous ne connaissons par forcement toutes les personnes qui nous sourient. De ce fait, il entraîne des fausses décisions de familiarité lorsqu'il est associé à un visage inconnu. Au contraire, le genre est une information congruente avec l'identité : un visage masculin n'est pas forcement celui de Jacques Chirac. Par contre, il est certain qu'un visage féminin n'appartient pas à notre président. Les deux dernières expériences que nous venons de présenter indiquent que le système de décision prend en compte cette propriété. Il apparaît donc que le système cognitif, quand il recherche le visage d'une personne particulière, ne pré active pas uniquement la représentation mnésique de la structure de son visage, mais aussi les autres informations sémantiques qui lui sont associées.

Quelle que soit la nature de l'information - émotionnelle ou de genre - la décision de familiarité intègre donc des informations différentes de celles qui sont directement liées à l'identité et la familiarité du visage. Si on se réfère au modèle de Bruce et Young (1986), le système cognitif reçoit des entrées de l'ensemble des modules de traitement de l'information faciale. De plus, la décision finale de familiarité est prise à ce niveau, à partir des entrées en provenance des URVs ou des NIPs. Les auteurs ne prévoient pas que le système prenne en considération d'autres entrées - au contraire, nos résultats montrent que c'est le cas.

Plusieurs questions restent toutefois posées. Tout d'abord, Bruce et Young (1986), comme de nombreux autres auteurs d'ailleurs (e. g., Haxby et al., 2000), proposent qu'il existe des projections descendantes du système cognitif sur des processus de plus bas niveau, notamment les URVs. Selon eux, ces rétroactions reflètent le fait qu'une URV puisse être pré-activée selon les attentes du système cognitif. Le seuil de réponse de l'URV est alors abaissé et elle répondra donc plus facilement ou/et plus rapidement lorsque des stimulations extérieures viendront l'activer. On peut ici supposer que le système cognitif module aussi l'activité des URVs selon les informations qu'il reçoit des autres processus de traitement de l'information faciale. Notamment, la présentation d'un visage masculin serait de nature à abaisser le seuil d'activation des visages d'hommes connus et/ou à augmenter celui des visages de femmes. On peut ainsi suggérer que la catégorisation préalable du genre oriente la recherche d'une représentation en mémoire uniquement vers des représentations dont le genre est congruent. On peut aussi suggérer que l'expression faciale émotionnelle exerce une influence similaire sur le niveau d'activation des URVs. La présence d'un sourire, détecté par le système cognitif, diminuerait le niveau d'activation de l'ensemble des URVs. L'activation de l'URV spécifique d'un visage connu en serait alors facilitée. Lorsque le visage est inconnu, le seuil d'activation de l'ensemble des URVs étant plus bas de part la présence du sourire, la probabilité d'activation de l'une d'entre elles est plus élevée, même s'il ne lui correspond pas. On peut aussi admettre que lorsqu'un niveau d'activation globalement plus élevé sur l'ensemble des URVs est détecté - du fait que leur seuil d'activation est abaissé par le sourire - le visage sera considéré comme familier. Cette hypothèse reste à valider.

Une dernière question porte sur le rôle des autres informations faciales. Nous avons montré que, lors d'une tâche portant sur l'identité et la familiarité d'un visage, la décision est influencée par d'autres informations faciales, qu'elles entretiennent une relation stable (le genre) ou non (l'expression faciale émotionnelle) avec l'identité. Nous pouvons ainsi supposer que d'autres informations faciales sont également intégrées dans la décision. C'est le cas, par exemple, de l'appartenance ethnique qui reste la même pour un individu donnée tout au long de sa vie. On peut aussi inclure l'âge car ses conséquences évoluent lentement et de façon relativement prévisible.