V. Conclusions

La première expérience était basée sur l'hypothèse selon laquelle la familiarité pourrait influencer le traitement de l'expression faciale émotionnelle si celui-ci est ralenti et rendu plus difficile. Cette hypothèse est validée par les résultats obtenus : les participants reconnaissent plus rapidement l'expression de célébrités que celle d'inconnus uniquement lorsque la présentation du visage est très brève (15 ms). Les deux expériences suivantes avaient pour objet de tester l'hypothèse relative à l'existence de représentations faciales expressives spécifiques à une personne. De telles représentations pourraient aider la reconnaissance des expressions faciales de cette personne lorsque le processus courant de traitement de l'expression est en difficulté. Les résultats obtenus ne sont pas en faveur de cette hypothèse. Ils suggèrent, au contraire, que l'influence de la familiarité se traduit par une facilitation du traitement de l'expression, même si l'expression en question n'a jamais été "expérimentée" pour la personne familière en question. Cette interprétation est partiellement validée par la dernière expérience qui indique, d'une part, que la familiarité tend à augmenter ou à diminuer l'interférence antérograde selon qu'elle est associée au masque ou à la cible et, d'autre part, que la familiarité influence la discriminabilité de l'expression faciale émotionnelle.

La plupart des modèles actuels ne permettent pas de rendre compte des observations que nous venons de rapporter (e. g., Bruce & Young, 1986 ; Hay & Young, 1982). Ces modèles ne prévoient en effet, à aucun stade, une connexion directe entre les processus d'accès à la familiarité et le traitement de l'expression faciale émotionnelle. La seule influence possible est, comme nous l'avons vu au chapitre précédent, par le biais indirect du système cognitif. Or, les résultats des expériences rapportées ici ne peuvent être expliqués en supposant l'intervention de ce système. Tout d'abord, il n'y a aucune raison apparente pour que la familiarité soit un indice utile dans la reconnaissance des expressions faciales émotionnelles. Contrairement à la relation entre le genre et l'identité, la familiarité d'un visage ne permet pas de différencier telle ou telle expression. De plus, et contrairement à l'effet du sourire dans les décisions de familiarité32, la familiarité du visage n'entraîne pas ici une augmentation du sentiment d'expressivité émotionnelle du visage, mais une amélioration des performances indépendante de la nature de l'expression, souriante ou neutre. En d'autres termes, si l'influence de la familiarité sur la reconnaissance du sourire provoquait simplement un biais dans le sentiment émotionnel du même type que le biais du sourire sur le sentiment de familiarité, on devrait observer une augmentation des fausses alarmes lorsque le visage est émotionnellement neutre. Or, nous avons observé exactement l'inverse. Finalement, L'Expérience 8 suggère que la familiarité agit sur la discriminabilité de l'expression, ce que tend à valider la dernière expérience. L'influence de la familiarité est probablement précoce et se produit, au moins, au stade d'encodage structural du visage ; stade qui permettra la reconnaissance ultérieure de l'état émotionnel.

La familiarité améliore donc le traitement perceptif 33 et la mémoire sensorielle d'un visage alors que la tâche n'implique pas directement les processus d'identification du visage. Un parallèle peut être proposé ici avec la recherche de Dubois et al. (1999) où la familiarité des visages favorise la catégorisation du genre et se traduit par une diminution corrélative de l'activité cérébrale des aires visuelles primaires et de l'amygdale. Même si la tâche ne porte pas sur la même information faciale, cette recherche, combinée avec la nôtre, suggère que la familiarité favorise le traitement perceptif de toute information qui concerne le visage. Si on se réfère au modèle de Bruce et Young (1986), un tel phénomène n'est envisageable que s'il existe une influence descendante ayant son origine au niveau des unités de reconnaissance du visage, où la familiarité est détectée, vers le niveau d'encodage structural, y compris la description dépendante du point de vue (description à la base du traitement de l'expression faciale émotionnelle). Les résultats que nous avons obtenus s'expliqueraient alors par un meilleur encodage structural du stimulus facial. Le code extrait étant ainsi de meilleure qualité, les processus qui l'utilisent ensuite seront plus fiables, plus rapides, et moins sensibles à l'interférence. De telles connexions, qui n'existaient pas dans le modèle de Bruce et Young (1986), ont d'ailleurs été proposées très récemment par Haxby et al. (2000) dans leur modèle de la reconnaissance des visages.

Ainsi, l'expression faciale émotionnelle, l'identité et la familiarité d'un visage ne sont pas extraites par des processus totalement indépendants. Bien sûr de nombreuses études en neuropsychologie et en neurophysiologie ont montré que ces processus sont corrélés avec l'activité de régions cérébrales distinctes. Il est important cependant de constater que ces régions sont en interrelation constante. Les données que nous avons présentées démontrent clairement que la familiarité peut favoriser le traitement perceptif des autres informations faciales. Il apparaît aussi que l'expression émotionnelle ou le genre d'un visage sont des indices, plus ou moins fiables, qui sont utilisés dans l'évaluation de la familiarité d'un visage ou de son identité.

Les données que nous avons présentées dans les trois derniers chapitres nous indiquent clairement qu'il y a des interactions entre les processus de traitement de trois types d'information faciale ; l'identité/familiarité, l'expression faciale émotionnelle et le genre. Elles confortent les hypothèses que nous avons formulé au cours du Chapitre 3 : les différentes informations ne sont pas extraites par des modules encapsulés mais par des processus en interaction. Comment, dans ces conditions, le système cognitif peut-il répondre spécifiquement à une information sans prendre en considération les variations potentielles des autres ? Nous avons souligné, dans le Chapitre 3, que certains patients neurologiques perdent cette capacité (e. g., Young et al., 1996). Elle semble donc nécessiter l'intégrité neurologique C'est cette hypothèse que nous avons voulu éprouver avec des patients schizophrènes.

Notes
32.

Au cours du chapitre précédent, nous avons rapporté le fait que le sourire augmente le sentiment de familiarité du visage.

33.

Nous utilisons le terme perceptif en italique car, à partir du moment où les représentations mnésiques sont impliquées dans l'extraction d'une information, il est difficile de parler de traitement relevant purement de la perception.