Chapitre 8 : Schizophrénie et traitement de l'information faciale

La première expérience que nous allons rapporter ici a donné lieu à une communication affichée.

Martin, F., Franck, N., Baudouin, J.-Y., & Tiberghien, G. (2000). Facial emotion and identity recognition in schizophrenia. Schizophrenia : From prediction to prevention (Congrès organisé par l'Ecole Normale Supérieure). Lyon (France) : novembre 2000.

De nombreuses recherches indiquent que les patients schizophrènes sont atteints non seulement dans le traitement de l'expression faciale émotionnelle, mais aussi des autres informations faciales (e. g., Archer et al., 1992, 1994 ; Evangeli & Broks, 2000 ; Gessler et al., 1989 ; Salem et al., 1996). Certains auteurs ont suggéré que ce déficit résulte de la mauvaise extraction d'un "code structural" (Archer et al., 1992, 1994). D'autres ont proposé que le déficit attentionnel observé, par ailleurs, chez les schizophrènes (e. g., Everett, LaPlante, & Thomas, 1989 ; Schooler, Neumann, Caplan, & Roberts, 1997) est à l'origine de leurs mauvaises performances avec les visages (e. g., J. Addington & D. Addington, 1998). Les deux hypothèses ne s'excluent pas mutuellement ; on peut suggérer que les patients schizophrènes ont des difficultés à construire une représentation suffisamment fiable du visage du fait de problèmes attentionnels. Ces patients présentent en effet, par rapport aux participants contrôles, des patterns d'exploration oculaire inhabituels dans des tâches impliquant le traitement de l'expression faciale émotionnelle (Streit, Wolwer, & Gaebel, 1997) ou de l'identité (Williams, Loughland, Gordon, & Davidson, 1999). Une telle observation est compatible avec l'hypothèse d'un déficit représentationnel résultant du fait que les schizophrènes ne portent pas leur attention sur les caractéristiques pertinentes du visage.

Archer et al. (1992, 1994) ont mis l'hypothèse de la modularité du traitement des différentes informations faciales à l'épreuve de la schizophrénie. Ils ont demandé à leurs patients de réaliser trois tâches consistant respectivement en la reconnaissance de l'expression faciale émotionnelle, l'appariement d'identité de visages inconnus et la reconnaissance de visages célèbres. Ils ont observé que, lorsqu'on les considère en groupe, les patients schizophrènes sont atteints pour les trois tâches. Cependant, l'étude individuelle des patients a révélé que certains ne sont atteints que pour une des trois tâches, pas nécessairement la même. Archer et al. (1994) ont par ailleurs observé que l'utilisation de stimuli dynamiques permet aux schizophrènes d'atteindre un niveau de performance normal pour toutes les tâches, sauf celle portant sur l'expression. Ils ont donc conclu qu'il y a trois processus indépendants qui sont impliqués spécifiquement dans chaque tâche (Bruce & Young, 1986).

Plusieurs points méritent cependant d'être soulignés. Tout d'abord, Salem et al. (1996) ont observé que les déficits entre le traitement de l'expression faciale émotionnelle et celui de l'identité sont corrélés chez les patients schizophrènes. En d'autres termes, un patient qui présente un déficit pour une tâche tend à présenter un déficit d'amplitude similaire pour l'autre tâche. On peut donc se poser une question à propos des résultats de Archer et al. (1992, 1994) : est-ce que les patients qui sont atteints pour une tâche tendent à avoir de moins bonnes performances pour les autres aussi ? Plus formellement, y a-t-il une corrélation entre les performances aux différentes tâches ? On peut effectivement penser que, pour un patient donné, ses performances sont moins bonnes pour toutes les tâches, mais ne franchissent la "limite" de la normalité que pour certaines. Nous avons calculé le coefficient de corrélation par rang de Spearman à partir des données rapportées par Archer et al. (1992, 1994). Pour les 12 patients de l'étude de 1992, la corrélation est significative entre la tâche de reconnaissance de personnes célèbres et celle de reconnaissance de l'expression faciale émotionnelle (ρ = .69, p<.05). Elle tend aussi à être significative entre la reconnaissance de visages célèbres et l'appariement d'identité de visages inconnus (ρ = .68, p<.07). Elle ne l'est pas, par contre, entre cette dernière tâche et la reconnaissance de l'expression (ρ = .41, p>.30). Aucune corrélation n'est significative pour les 10 patients de l'étude de 1994. Cependant, ne pas constater une corrélation significative ne veut pas dire qu'il n'y en a pas, d'autant plus que le nombre de patients étudiés est très petit. En définitive, des performances faibles pour certaines tâches s'accompagnent de performances proportionnellement faibles dans d'autres tâches. On peut alors penser que l'observation de dissociations résulte du fait que, même si les performances diminuent pour toutes les tâches, elles n'atteignent le seuil d'anormalité que pour certaines et ne font que s'en approcher pour les autres, sans le franchir34.

Un autre point concerne la tâche elle-même : lorsque le traitement d'une information est étudié, les autres informations sont, bien souvent, éliminées de l'expérience. Par exemple, tous les visages ont la même expression lorsque la tâche est de reconnaître une personne célèbre ou d'apparier des visages inconnus. De même, tous les visages sont inconnus lorsque la tâche porte sur l'expression faciale émotionnelle. Souvent, d'ailleurs, la même personne exprime les différentes expressions faciales émotionnelles lorsque les participants doivent choisir parmi deux expressions (e. g., Archer et al., 1992, 1994). Pourtant, l'indépendance des processus implique que chaque information puisse être extraite indépendamment des variations des autres informations. Par ailleurs, d'autres études ont montré que les variations d'une dimension peuvent interférer sur le traitement d'une autre dimension, que ce soit chez des participants sains (Schweinberger & Soukup, 1998 ; Schweinberger et al., 1999) ou suite à des lésions hémisphériques droites (Etcoff, 1984) ou à une amygdalectomie (Young et al., 1996). Cette dernière observation revêt une importance particulière quand les troubles des patients schizophrènes sont mis en parallèle avec les déficits observés à la suite d'une atteinte de l'amygdale (Evangeli & Broks, 2000). On peut ainsi se demander si les patients schizophrènes sont capables de traiter une information sans qu'il y ait interférence d'autres informations.

Les deux expériences qui vont suivre avaient pour objectif de tester les capacités de patients schizophrènes pour le traitement de l'expression et de l'identité. Les deux processus ont été comparés en utilisant strictement le même matériel et le même protocole expérimental. Lorsque la consigne amenait le participant à traiter une dimension, l'autre dimension était manipulée, i.e. elle variait ou, au contraire, elle était maintenue constante. La première expérience est une tâche classique d'appariement avec délai : les participants voyaient un premier visage, puis un second, et ils devaient décider si les deux visages appartenaient (ou non) à la même personne ou s'ils exprimaient (ou non) la même émotion. La seconde expérience est une tâche de classification adaptée du paradigme de Garner (1984, 1986), déjà utilisé pour l'étude des visages par Etcoff (1984), Schweinberger et Soukup (1998) et Schweinberger et al. (1999).

Notes
34.

Cette conclusion peut d'ailleurs être généralisée à d'autres dissociations observées chez des patients présentant des lésions cérébrales localisées comme, par exemple, les patients prosopagnosiques...