1/ la division sexuelle des rôles sociaux, discours et réalité

a- l'évolution de l'activité féminine

La première interrogation, qui porte sur l'évolution de l'activité féminine aux 19e et 20e siècle, reposait sur le présupposé, qui n'était pas alors identifié comme tel, que, "avant", les femmes ne travaillaient pas. Dans cet "avant" assez indéfini, je croyais que femmes et hommes respectaient les lieux et rôles distincts que la société leur avait assignés. Schématiquement, l'extérieur, la vie publique, le devoir de subvenir aux besoins de la famille et donc le travail rémunérateur appartenaient aux hommes lorsque l'intérieur, le foyer, son entretien, les soins et l'éducation des enfants, la prise en charge des parents âgés étaient les domaines féminins. Etre une femme active me semblait donc socialement aussi problématique que d'être un homme au foyer.

Nombreux étaient d'ailleurs les travaux historiques qui étayaient cette vision du passé : "le travail féminin avant le mariage est une norme sociale et une réalité statistique. C'est après le mariage que le travail devient un enjeu"6. Ce qui est écrit sur les vendeuses de grand magasin en est d'ailleurs un bon exemple. Ces "demoiselles" sont recrutées jeunes et remerciées au-delà de 35 ans. Logées au magasin, elles sont soumises à une surveillance infantilisante, obligées qu'elles sont de rendre des comptes sur leurs faits et gestes en dehors des heures de travail. Un mariage ou, a fortiori, une grossesse signifient le licenciement7. Ce retrait massif des femmes du marché du travail à l'âge du mariage et des maternités est représenté, sous forme graphique, par une courbe "bimodale", ou en "M" : les femmes travaillent jusqu'à 25 ans, s'arrêtent majoritairement entre 25 et 40 ou 45 ans pour élever leurs enfants et reprennent ensuite8. A contrario, on a alors montré que celles qui allaient à l'encontre de cette norme étaient des femmes seules, socialement vouées à la solitude9. Les rôles de travailleuse et mère-épouse auraient donc été incompatibles, jusqu'à une période très récente. Depuis les années 1970, en effet, se dessine une nette évolution des courbes d'activité féminine vers un profil en forme de "U" renversé, qui traduit le caractère désormais dominant des carrières féminines continues10. S'appuyant sur ces statistiques, toutes les études sociologiques insistent sur la "montée de l'activité féminine" depuis les années 197011, discours qui ne font que renforcer l'idée que "avant", les femmes ne travaillaient pas. Cette conception est à l'origine de toutes les études, historiques et sociologiques, qui mettent en rapport la vie de famille et l'activité féminine, question qui n'est jamais posée pour les hommes12.

Optant pour une histoire héroïque, mon projet était alors de comprendre comment certaines femmes avaient réussi à transgresser ces interdits sociaux, leur faisant perdre du même coup progressivement de leur poids13. Il s'agissait donc de revenir aux origines de l'épopée libératrice et à ses pionnières. Ce projet de départ a été progressivement abandonné, le présupposé sur lequel il reposait étant remis en cause.

Notes
6.

Jean-Paul Burdy, Mathilde Dubesset, Michelle Zancarini-Fournel, "Rôles, travaux et métiers de femmes dans une ville industrielle : Saint-Étienne, 1900-1950", Le Mouvement Social, n°140, juillet-septembre 1987, p.31.

7.

Emile Zola, Carnets d'enquêtes, cité ; puis Claudie Lesselier, article cité ; Michael Miller, ouvrage cité, p.183 ; Françoise Parent-Lardeur, contribution citée.

8.

Les exemples d'utilisation de ces courbes sont nombreux, mais voir par exemple Olivier Marchand, Claude Thélot, Deux siècles de travail en France, Population active et structure sociale, durée et productivité du travail, Paris, INSEE, 1991, p.75-76 et le dernier bilan de Margaret Maruani, Travail et emploi des femmes, La Découverte, Repères, 2000, p.14-27.

9.

Voir par exemple Arlette Farge, Christiane Klapisch-Zuber (dir.), Madame ou Mademoiselle? Itinéraires de la solitude féminine, 18-20e siècles, Paris, Arthaud-Montalba, 1984, 301 p.

10.

Pour une comparaison européenne de l'évolution de l'activité féminine sur les quarante dernières années, voir Margaret Maruani, Travail et emploi des femmes, ouvrage et chapitre cités.

11.

Les exemples sont très nombreux, voir Paul Bouffartigue et Jean-René Pendariès, "Formes particulières d'emploi et gestion d'une main-d'oeuvre féminine peu qualifiée : le cas des caissières d'un hypermarché", Sociologie du Travail, n°3, 1994, p.337-359 ; Margaret Maruani, "La Montée de l'activité féminine : certitudes statistiques et perplexité sociologique", dans Sylvie Schweitzer et Carola Sachse (dir.), "Stratégies du marché du travail", Bulletin du Centre Pierre Léon, n°2-3, 1994, p.89-103.

12.

Pour n'en citer que quelques unes : Anne-Marie Sohn, Chrysalides. Femmes dans la vie privée XIXe-XXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2 volumes, 1 095 p. ; François de Singly, Fortune et infortune de la femme mariée, Paris, PUF, 1997 (réed.), 228 p. ; Marie-Agnès Barrerre-Maurisson, Françoise Battagliola, Anne-Marie Daune-Richard, "Trajectoires professionnelles des femmes et vie familiale", Consommation, Revue de socio-économie, n°4, 1983, p.24-53.

13.

Reprenant pour l'activité féminine le problème tel que l'avait posé Ute Frevert pour la syndicalisation des femmes, dans "Traditionale Weiblichkeit und moderne Interessenorganisation : Frauen im Angestelltenberuf", Geschichte und Gesellschaft, 7.Jhg, 1981, p.501-533.