b- construction discursive et statistique de l'inactivité féminine

J'apprenais en effet que les femmes n'ont pas, de toute éternité et jusqu'à une période très récente, été exclues de la sphère productive et confinées à celle de la reproduction. Cette "norme sociale" est, en fait, née au 19e siècle, fille de l'industrialisation.

Joan Scott explique ainsi que le "problème" de "la travailleuse" se construit, au 19e siècle, sur une interprétation particulière de l'industrialisation, qui met l'accent sur la distinction qu'elle entraîne entre l'espace du foyer et celui du travail14. Alors qu'à l'époque préindustrielle, l'unité de lieu permettait aux femmes d'assumer à la fois une activité productive, celle des travaux ruraux ou du domestic system, et l'entretien du ménage, le déplacement présumé de la production de la famille à l'usine a rendu ce cumul impossible. La voie est alors ouverte à la division sexuée de ces espaces désormais distincts du travail et de la famille et aux activités qui leur sont liées. L'étude de Bonnie Smith sur les "bourgeoises du Nord" de la France est la parfaite illustration du phénomène, qui montre comment les femmes cheffes d'entreprise se sont transformées en femmes d'intérieur en l'espace d'une dizaine d'années, entre 1840-185015. Il n'est, cependant, pas possible de généraliser cet exemple à l'ensemble de la population. D'abord, faire naître de l'industrialisation la séparation entre le lieu de travail et celui du foyer, c'est oublier que de nombreuses femmes travaillaient déjà, auparavant, hors de la maison : elles étaient bonnes, blanchisseuses, commerçantes (sur les marchés, par le colportage) ou ouvrières du textile dans les ateliers16. C'est oublier aussi que celles qui travaillaient chez elles n'étaient pas entièrement disponibles pour le ménage et les enfants, la faible rémunération du travail à domicile les obligeant, par exemple, à passer de longues heures sur leurs métiers et étoffes. Ensuite, si les patronnes du Nord adoptent le nouveau rôle de mère qui s'élabore à cette époque, l'ampleur de la mise en nourrice des enfants au 19e siècle montre que toutes les femmes ne font pas de même17. Louise Tilly et Joan Scott insistent alors sur la continuité du travail féminin pour la majorité de la population au cours du 19e siècle18. Au 20e siècle, les ouvrières parisiennes étudiées par Catherine Omnès donnent aussi la mesure des résistances au modèle de la femme épouse et mère. Le pourcentage de femmes sans enfant s'élève ainsi à 61,4% pour les femmes nées entre 1882 et 1891, 46,8% pour celles nées en 1901 et 30,6% pour la cohorte de 191119.

Héritière des schémas d'analyse proposés par le linguistic turn et le "post structuralisme"20, Joan Scott fait dès lors de la division sexuelle du travail, qui exclut les femmes de la sphère productive pour les cantonner à la sphère reproductive, une construction discursive et non une description de la réalité. Ces discours s'ancrent dans un système de valeurs qui est d'abord celui de la "bourgeoisie", les "bourgeoises du Nord" par exemple, dont Karin Hausen a précisément montré l'évolution au cours du 19e siècle21. Leur force et leur efficacité est d'avoir naturalisé la différence entre les sexes, d'avoir fait de l'éducation des enfants, des soins du foyer, des sentiments, des domaines "naturellement" féminins et du travail rémunérateur, de la raison et de la réflexion, des domaines "naturellement" masculins. Cette "naturalisation" est la meilleure des légitimations d'une construction sociale. Elle fait de la division sexuelle du travail une "norme" et contribue ainsi à l'imposer et, ce faisant, renforce alors le caractère d'évidence de la différence des sexes. La "femme au foyer" est donc une "mystification de la révolution industrielle"22.

Le présupposé selon lequel les femmes n'avaient jamais travaillé est parfaitement conforme à toutes les études historiques qui ne parlent jamais du travail des femmes ou qui affirment qu'il n'existait pas. Pour la connaissance historique, un des effets majeurs du discours est bien d'avoir occulté l'existence du travail féminin23. C'est le cas, d'abord, des recensements, source abondamment utilisée en histoire sociale24. Pour celui de 1891 par exemple, l'instruction suivante est donnée : "‘la femme, lors même qu'elle aiderait son mari dans la profession devra être classée à la famille, à moins qu'elle n'ait elle-même une profession distincte’"25. Le rôle des femmes étant au foyer, elles ne travaillent pas ; puisqu'elles ne travaillent pas, l'Etat n'a pas à les enregistrer ; comme le travail n'est pas enregistré, personne ne le voit et tout le monde pense que les femmes ne travaillent pas et qu'il en a toujours été ainsi. D'ailleurs, l'histoire orale montre que les femmes ont complètement intégré cette inexistence du travail féminin. Interrogées sur l'exercice d'une activité, nombreuses sont celles qui répondent n'avoir jamais travaillé ("‘de mon temps, les femmes ne travaillaient pas, elles élevaient leurs enfants’"), avant de révéler, si on leur demande de raconter leur vie, une incessante activité26.

Penser le modèle de la femme au foyer comme un discours qui a tenté de s'imposer à partir du 19e siècle et non comme une réalité modifie les interrogations d'origine concernant le travail des femmes. Le problème de l'accès des femmes au marché du travail, en particulier, ne peut plus être posé qu'en terme de degré de diffusion sociale du modèle de la femme au foyer. Cette mesure ne peut pas être directement l'objet d'une étude qui porte sur un groupe socioprofessionnel défini, en l'occurrence, les salariées d'un grand magasin. Il est tout au plus possible de voir si le modèle a été adopté par les "‘employées de commerce’", c'est-à-dire si les salariées du Grand Bazar démissionnent à 25 ans pour recommencer à travailler 20 ans plus tard. La question de l'accès des femmes à l'activité salariée évincée, la recherche s'est alors recentrée sur l'étude sexuée du marché du travail.

Notes
14.

Joan W. Scott, "La travailleuse", dans Michelle Perrot (dir.), Histoire des Femmes, t.4, le XIXe siècle, Plon, 1991, p.419-444.

15.

Bonnie Smith, Les Bourgeoises du Nord, 1850-1914, Paris, Perrin, 1989, 234 p.

16.

Cynthia Truant, "La Maîtrise d'une identité ? Corporations féminines à Paris aux 17e et 18e siècles", Clio, Histoire, Femmes et Société, n°3, 1996, p.55-69.

17.

Fanny Fay-Sallois, Les Nourrices à Paris au 19 e siècle, Paris, Payot, 1980 et 1996, 283 p.; Catherine Fouquet et Yvonne Knibiehler, Histoire des mères du Moyen Age à nos jours, Paris, Montalba, 1977, réédition Pluriel, 359 p.

18.

Louise Tilly, Joan W. Scott, "Women's Work and the Family in Nineteenth Century Europe", in Charles E.Rosenberg (ed.), The Family in History, University of Pennsylvania Press, 1975, p.145-178 ; les mêmes, Les Femmes, le travail et la famille, Rivages, 1987, 268 p.

19.

Catherine Omnès, Ouvrières parisiennes, marchés du travail et trajectoires professionnelles au XXe siècle, Paris, EHESS, 1997, p.303 et voir les notes 49 et 50 p.302.

20.

Voir un récit du parcours intellectuel de Joan Scott par Françoise Thébaud, dans Ecrire l'histoire des femmes, ENS éditions, 1998, p.142-144. Pour une synthèse sur le post-modernisme et le linguistic turn et leur rôle dans la pratique historique, voir Françoise Collin, "Du Moderne au post-moderne", Cahiers du GEDISST, n°14, p.7-26 ; Geoff Eley, "De l'Histoire sociale au 'tournant linguistic' dans l'historiographie anglo-américaine des années 1980", Genèses, n°7, mars, p.163-193 ; Gérard Noiriel, Sur la "crise" de l'histoire, Paris, Belin, 343 p. ; Eleni Varikas, "Féminisme, modernité, postmodernisme : pour un dialogue des deux côtés de l'océan", Futur Antérieur, supplément, Féminismes au présent, Paris, L'Harmattan.

21.

Karin Hausen, "Family and Role-Division : the Polarisation of Sexual Stereotypes in the Nineteenth Century. An Aspect of the Dissociation of Work and Family Life", in Richard J. Ewans and W.R.Lee (ed.), The German Family, Essays on the Social History of the Family in the Nineteenth and Twentieth Century Germany, London, Croom Helm, 1981, p.51-83.

22.

Pour reprendre le titre de Katherine Blunden, Le Travail et la vertu. Femmes au foyer : une mystification de la Révolution industrielle, Paris, Payot, 1982, 242 p.

23.

Voir l'analyse de Sylvie Schweitzer sur "l'invisibilité numérique" des femmes au travail dans, Les Femmes ont toujours travaillé. Une histoire de leurs métiers, 19 e -20 e siècles, chapitre 2, Odile Jacob, 2002, sous presse.

24.

Pour n'en donner que quelques exemples, c'est la source principale des études de Jean-Paul Burdy, Le Soleil Noir, Un quartier de Saint-Étienne, 1840-1940, Lyon, PUL, 1989, 270 p., de Yves Lequin, Les Ouvriers de la région lyonnaise, 1848-1914, Lyon, PUL, 2 tomes, 1977 ou de Jean-Luc Pinol, Les Mobilités de la grande ville, Lyon, fin 19 e -début 20 e, Paris, Presses de la FNSP, 1991, 431p. Voir aussi pour l'Italie : Maurizio Gribaudi, Itinéraires ouvriers. Espace et groupes sociaux à Turin au début du XX° siècle, Paris, EHESS, 1987, 264 p.

25.

Alain Dérosières et Laurent Thévenot, Les Catégories socioprofessionnelles, Paris, La Découverte, Repère, 1996 (3e édition), 125 p. ; Claude Motte et Jean-Pierre Pelissier, "La Binette, l'aiguille et le plumeau, les mondes du travail au féminin", dans Jacques Dupâquier et Denis Kessler (dir.), La Société française au XIXe siècle, tradition, transformation, Paris, Fayard, 1992, p.237-342 ; Sylvie Schweitzer, "Chercher les femmes au travail", dans Margaret Maruani (dir.), Les nouvelles frontières de l'inégalité, La Découverte, Paris, 1998, p.39-46 et Christian Topalov, “L’Individu comme convention. Le cas des statistiques professionnelles du XIXe siècle en France, Grande-Bretagne, Etats-Unis”, Genèses, n°31, 1998, p.48-76.

26.

Jean-Paul Burdy, Mathilde Dubesset, Michelle Zancarini-Fournel, article cité, p.33.