a- une féminisation ?

Le terme de "féminisation" est volontiers utilisé pour décrire l'augmentation numérique des femmes dans certains secteurs d'activité ou certaines professions, comme en témoigne le titre de plusieurs études28. Il pose pourtant problème dans la mesure où il laisse entendre que les femmes ont remplacé les hommes.

Le thème du "remplacement" des hommes par les femmes est développé, depuis la fin du 19e siècle et jusqu'à aujourd'hui, par les organisations syndicales, largement masculines, qui s'en plaignent. Elles accusent, en effet, les bas salaires féminins de faire une concurrence déloyale à la main-d'oeuvre masculine. Le récit que, dans les années 1920, Marcillon fait de sa vie passée dans les grands magasins en est une bonne illustration : les licenciements de caissiers, vendeurs, employés de bureau, remplacés par des femmes moins payées, sont inlassablement ressassés au fil des pages et aboutissent, fatalement, à son propre renvoi, en 1924, "‘après plus de 20 ans de présence dans la même maison’". Le constat est toujours le même : "‘cet emploi est désormais tenu par une femme qui ne touche que la moitié de [ses] anciens appointements’"29. Plus récemment, dans les années 1970, la résistance opposée par les correcteurs d'un quotidien régional à l'embauche de femmes pour la saisie des textes s'appuie sur des arguments identiques. Les ouvriers du Livre craignent la "déqualification" de leur métier et les diminutions de salaires que provoquerait l'emploi de femmes dactylographes30.

Deux éléments semblent appuyer la démonstration du remplacement des hommes par des femmes. Quantitativement, il est indéniable que la part des femmes parmi les salariées du commerce ou les "employées de bureau" est plus importante à la fin du 20e siècle qu'au 19e. Il est tout aussi certain que les salaires féminins ont été et sont toujours, dans leur ensemble, inférieurs à ceux des hommes. Le fait s'ancre dans la sexuation des rôles sociaux, qui voudrait que, contingent, la rémunération des femmes ne constitue qu'un salaire d'appoint, contrairement au salaire des hommes, auxquels incombent le devoir de nourrir leur famille. Ces inégalités de salaires entre hommes et femmes ont d'ailleurs donné lieu, dès le 19e siècle, à la revendication féministe "à travail égal, salaire égal". Il est alors tentant d'imputer l'embauche des femmes à leur bas salaires et de conclure à une baisse de prestige consécutive du métier. C'est ce que font indirectement les études historiques qui parlent de "prolétarisation" des "employés" entre les deux guerres, soit précisément au moment où se produit la "féminisation" du groupe31.

Pourtant, des analyses précises de l'évolution de l'emploi féminin menées dans différents secteurs d'activité montrent que les femmes n'ont pas "remplacé" les hommes. Dans l'administration des postes, françaises ou allemandes, dans les industries métallurgiques, comme dans le bastion masculin du livre, c'est à la faveur de mutations de l'organisation du travail que les femmes sont embauchées32. Elles occupent, par conséquent, des postes nouveaux, qui n'existaient pas auparavant. Elles sont téléphonistes lorsque les standards téléphoniques apparaissent, dactylographes lorsque les administrations s'équipent de machines à écrire ou lorsque l'ordinateur fait son apparition dans l'industrie du livre. Toutes ces études s'accordent sur un point : les femmes n'occupent jamais les mêmes postes de travail que les hommes. Elles ne les ont donc pas remplacés. Dès lors si, dans les bureaux, les "vestons" laissent la place aux "bas de soie" dans l'entre-deux-guerres33, c'est avant tout parce que le contenu du travail de bureau a évolué, en particulier par le biais de la mécanisation. De même, dans la distribution, les structures commerciales comme l'organisation du travail dans les entreprises se sont profondément modifiées au cours du 20e siècle. Les femmes n'y ont donc peut-être pas plus qu'ailleurs remplacé, poste pour poste, les hommes. Mais les recherches sur l'arrivée des femmes dans les différents secteurs d'activité livrent un second résultat. La stricte division sexuelle du travail n'est pas seulement horizontale. Elle s'accompagne d'une définition systématique des postes féminins comme des postes non qualifiés, ou moins qualifiés que ceux des hommes et dépendants d'eux. La sexuation des postes de travail et des qualifications qui leur sont associées s'enracinent, là encore, dans les rôles et valeurs dévolus à chacun des sexes.

Notes
28.

Voir, par exemple, Susan Bachrach, article cité, ou Delphine Gardey, thèse citée.

29.

L.Marcillon, Trente ans de vie de grands magasins, Nice, imprimerie Ventre fils, 1924, p.187.

30.

Margaret Maruani et Chantal Nicole, Au Labeur des dames, métiers masculins, emplois féminins, Paris, Syros, Alternatives, 1989, 1ère partie, chapitre 1er sur les clavistes et correcteurs du "clavier enchaîné".

31.

Delphine Gardey, “Du Veston au bas de soie : identité et évolution du groupe des employés de bureau, 1890-1930”, Le Mouvement Social, n°175, avril-juin 1996, p.55-77 ; Sylvie Zerner, "De la Couture aux presses : l'emploi féminin entre les deux guerres", Le Mouvement Social, n°140, juillet-septembre 1987, p.9-25.

32.

Catherine Bertho, Télégraphe et téléphones, de Valmy au microprocesseur, Paris, Livre de Poche, 1981, 560 p. ; Dominique Bertinotti-Autaa, "Carrières féminines et carrières masculines dans l'administration des Postes et Télégraphes à la fin du XIXe siècle", Annales, Histoires, Sciences Sociales, mai-juin 1985, p.625-640 ; Ursula Nienhaus, ouvrage cité. Laura Lee Downs, "Boys will be Men and Girls Will be Boys. Division sexuelle et travail dans la métallurgie, France et Angleterre, 1914-1939", Annales, Histoires, Sciences sociales, n°3, mai-juin 1999, p.562 ; Margaret Maruani et Chantal Nicole, Au Labeur des dames, ouvrage et chapitre cités. Karin Hausen, "Wirtschaften mit der Geschlechterordnung", dans Karin Hausen (Hg.), Geschlechterhierarchie und Arbeitsteilung, Göttingen, 1993, p.40-67.

33.

C'est l'image utilisée par Delphine Gardey pour illustrer l'évolution des employées de bureau entre le 19e et le 20e siècle : “Du Veston au bas de soie : identité et évolution du groupe des employés de bureau, 1890-1930”, Le Mouvement Social, n°175, avril-juin 1996, p.55-77.