b- les mécanismes de division sexuelle sur le marché du travail

Au fondement de la division sexuelle du marché du travail, on trouve la construction sexuée déjà évoquée des rôles sociaux. La place supposée des femmes n'étant pas au travail mais au foyer, leur domaine n'étant pas la raison (et donc la capacité de comprendre et d'apprendre) mais les sentiments, les femmes ne peuvent occuper que des postes "pour lesquelles elles sont faites", c'est-à-dire faisant appel à des compétences naturellement féminines.

En témoignent d'abord les "métiers" dits "féminins"34, liés, par excellence, aux tissus, aux soins, à la garde des enfants ou des vieillards ou à l'éducation. Ce sont ceux des blanchisseuses, couturières, domestiques et femmes de ménage, gardes d'enfants, infirmières, assistantes sociales, ou institutrices. Pendant longtemps, nul n'a songé à rémunérer la plupart de ces tâches (infirmières, sages-femmes ou assistantes sociales), relevant si naturellement des devoirs féminins, et encore moins à former les femmes qui les exercent, qui furent souvent, jusqu'au début du 20e siècle, des religieuses35. Si la Première Guerre mondiale a entraîné la professionnalisation du travail d'infirmière ou de celui des sages-femmes, le phénomène est bien loin d'avoir, aujourd'hui, embrassé l'ensemble des activités prétendument féminines. La situation des actuelles aides à domicile en donne un exemple36. Ces métiers traditionnels de femmes ont ensuite servi de matrice à la définition comme "féminins" de travaux apparus plus récemment, au cours du 20e siècle, dans les usines ou les bureaux. Ainsi en est-il, par exemple, de certains travaux de précision dans l'industrie mécanique, où l'agilité requise des doigts féminins est comparée aux travaux de couture37. Les mêmes images sont utilisées pour décrire la dextérité nécessaire à l'utilisation des claviers de machines à écrire ou à compter38. Plus généralement, tous les postes répétitifs sur machines créés par la rationalisation du travail, sur les chaînes industrielles ou dans les pools de dactylographes, sont progressivement définis comme particulièrement adaptés aux qualités féminines "naturelles" que seraient la patience, la minutie, la précision. La naturalisation des compétences féminines sur laquelle s'appuie la sexuation des postes de travail a pour conséquence la négation de toute qualification nécessaire à l'exercice de ces activités "féminines", les compétences mises en oeuvre étant, pour les femmes, innées. Ce qui signifie alors que ces postes sont systématiquement définis comme non qualifiés. Dans la métallurgie parisienne par exemple, les salariées qui travaillent sur des machines automatiques – c'est le cas de la grande majorité des femmes – sont classées en 1926 comme ouvriers et ouvrières spécialisées39.

Mais la division sexuelle du marché du travail s'est aussi appuyée, jusqu'à une date très récente, sur l'exclusion réglementaire voire légale des femmes de certaines activités professionnelles. La place des femmes, au foyer, a d'abord justifié qu'on les protège des dangers de certains travaux. C'est le but par exemple de la loi de 1892, qui interdit le travail de nuit des femmes et signifie alors leur exclusion d'un certain nombre de postes, bien rémunérés de surcroît. Cette loi est à l'image de l'ensemble des systèmes de protection sociale, dont plusieurs études ont montré le caractère fondamentalement sexué des principes sur lesquels ils reposent40. Mais le système de valeurs associées à chacun des deux sexes s'est surtout traduit par des interdictions formelles et explicites faites aux femmes, de suivre des cours, de se présenter à des épreuves voire, directement, d'exercer certains métiers. Les exemples sont nombreux, en particulier dans les professions libérales ou les postes à responsabilité de la fonction publique, le bilan réalisé par Sylvie Schweitzer sur le sujet le montre41. Ainsi les femmes n'ont-elles pu accéder à l'internat de médecine qu'à partir de 1884, s'inscrire au barreau et donc exercer le métier d'avocate que depuis 1900, mais il a fallu attendre l'après Seconde Guerre mondiale pour qu'elles aient accès à la magistrature42. Mais les mêmes mécanismes ont existé pour des niveaux diplômes bien moins élevés. Dans l'enseignement technique en particulier, très peu de CAP (certificats d'aptitude professionnelle) sont accessibles aux jeunes filles43. Or, parallèlement, ces diplômes sont ceux qui permettent, par exemple, l'obtention du statut d'ouvrier qualifié, dès lors quasiment fermé aux femmes. Catherine Omnès en donne une illustration dans les conventions collectives de la métallurgie parisienne signées en 193644. Quarante ans plus tard, la distinction opérée dans le quotidien étudié par Margaret Maruani et Chantal Nicole entre les hommes correcteurs et les femmes clavistes se fonde sur les mêmes différences : les femmes n'étant pas passées par l'école du livre, elles ne pouvaient pas être des ouvrières "qualifiées"45.

Nombre de ces discriminations ne sont plus légales aujourd'hui. Dans les années 1970-1980, différentes réformes législatives, en particulier la loi dite Roudy de 1983, ont ainsi eu pour but de garantir l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Si des évolutions sont aujourd'hui perceptibles, le genre n'a, jusqu'à une date très récente, presque jamais été neutre sur le marché du travail. Cette donnée est alors fondamentale pour comprendre l'évolution de la composition sexuée de la main-d'oeuvre d'un grand commerce entre la fin du 19e siècle et la fin du 20e.

Le terme "genre" s'est imposé depuis le début des années 1980 pour désigner ce sexe socialement construit – auquel rôles et valeurs ont été associés – et dont l'influence est déterminante dans le fonctionnement du marché du travail46. Traduction du gender anglais, le terme reste peu utilisé en français et n'a d'ailleurs pas donné lieu aux variantes comme adjectif et comme verbe telles que les engendered ou gendering anglais47. On préfère parler de "construction sexuée" que de "genderisation". Le vocabulaire utilisé dans cette étude n'échappe d'ailleurs que rarement à cette pratique française, le terme "sexué" y est alors le plus souvent, improprement, utilisé pour "genderisé". En revanche, la volonté de ne pas considérer les "salariés" comme des êtres asexués se traduit par l'emploi d'une graphie particulière qui consiste à rendre visibles les femmes que l'usage grammatical inclut tacitement sous le masculin pluriel. Outre le plaisir non dissimulé de bafouer une règle grammaticale si symbolique de l'occultation des discriminations subies par les femmes, cette graphie se veut un rappel constant que le genre n'est jamais une variable neutre, en particulier au travail, et que cette étude tient justement à en comprendre le mode de fonctionnement. Elle est aussi arbitraire : elle consiste à mettre les terminaisons féminines, le "e" de "salariée" ou le "te" de "toutes", entre tirets plutôt qu'entre parenthèses. L'histoire qui est écrite ici est alors celle de toutes les salariées du Grand Bazar, des hommes comme des femmes. Les noms de métiers sont aussi systématiquement féminisés (il est, par exemple, question des femmes "cheffes de rayon"), comme le recommande d'ailleurs une loi de 1998.

Notes
34.

Michelle Perrot, "Qu'est-ce qu'un métier féminin ?", Le Mouvement Social, n°140, juillet-septembre 1987, p.3-8.

35.

Yvonne Knibiehler, Nous, les assistantes sociales, naissance d'une profession. Trente ans de souvenirs d'assistantes sociales françaises (1930-1960), Paris, Aubier, 1980, 380 p. ; Yvonne Knibiehler (dir.), Cornettes et blouses blanches. Les infirmières dans la société française, 1880-1980, Paris, Hachette, 1984 , 366 p. ; Jean-Noël Luc, "De la Gardienne à l'institutrice d'école maternelle. La professionnalisation de l'éducation publique des jeunes enfants au XIXe siècle", dans Pierre Guillaume (dir.), La Professionnalisation des classes moyennes, Bordeaux, MSHA, 1996, p.181-193. Voir Sylvie Schweitzer, Les femmes ont toujours travaillé, ouvrage cité, chapitre 5.

36.

Brigitte Croff, Seules, genèse des emplois familiaux, Paris, Métailé, 1994, 285 p. ; Christelle Avril, Les Relations de service dans le secteur de l'aide à domicile, DEA dactylographié, ENS / EHESS, 2000, 180 p.

37.

Laura Lee Downs, "Boys will be Men and Girls will be Boys...", arcticle cité ; Perrine Gallice, "Travail des femmes et politique sociale : Berliet, années 1950-1960", dans Sylvie Schweitzer (dir.), "Urbanisation et industrialisation", Bulletin du Centre Pierre Léon, n°1-2, 1996, p.61-62.

38.

Delphine Gardey, "Mécaniser l'écriture et photographier la parole. Utopies, monde du bureau et histoire de genre et de techniques", Annales, Histoires, Société, Civilisation, n°3, 1999, p.587-614.

39.

Laura Lee Downs, "Boys Will be...", article cité et Catherine Omnès, "Féminisation, qualification et salaires dans la métallurgie parisienne d'une guerre à l'autre", Cahiers du Mage, n°2, 1997, p.41.

40.

Léora Auslander, Michèle Zancarini-Fournel (dir.), Différence des sexes et protection sociale, XIXe-XXe siècles, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1995, 235 p. ; Laura L. Frader, "Définir le droit du travail : rapports sociaux de sexe, famille et salaire en France aux XIX et XXe siècles", Le Mouvement Social, n°184, juillet-septembre 1998, p.5-22 ; Karin Hausen, Heide Wunder (Hg.), Frauen Geschichte – Geschlechtegeschichte, Frankfurt / Main, Campus Verlag, 1992, 183 p. ; Jacqueline Martin, "Politique familiale et travail des femmes mariées en France. Perspective historique : 1942-1982", Population, juin 1998, p.1119-1155 ; Mary Lynn Stewart, Women, Work and the French State : Labour Protection and Social Patriarchy, 1879-1919, Kingston, McGill-Queen's University Press. Pour la période la plus récente : Nicole Kerschen et Marie-Thérèse Lanquetin, "Egalité de traitement entre hommes et femmes dans le champ de la protection sociale", Les Cahiers du Mage, n°3-4, 1997, p.71-80. La journée d'études du MAGE du 19 novembre 1999 était aussi intitulée : "Entre la famille et l'emploi : quelles politiques sociales ?", actes publiés par le MAGE, document de travail n°2, 93 p.

41.

Sylvie Schweitzer, ouvrage à paraître, cité, chapitre 8.

42.

Anne Boigeol, "Les Femmes et les Cours. La difficile mise en oeuvre de l'égalité des sexes dans l'accès à la magistrature", Genèses, n°22, mars 1996, p.107-129. Rosemary Crampton et Nicky Le Feuvre, "Choisir une carrière, faire carrière : les femmes médecins en France et en Grande-Bretagne", Cahiers du Gedisst, 19/1997, p. 49-76 ; Maud Ferrari, Les Femmes médecins à Paris et à Lyon, 1918-1970, DEA, Université Lyon 3, 1998 et Geneviève Picot, "Les Femmes médecins ou l’accès des femmes à une profession traditionnellement masculine", Cahiers du GEDISST, n°13, 1995, p. 73-84

43.

Par ordre chronologique de parution : Claude Lelièvre et Françoise Lelièvre, Histoire de la scolarisation des filles, Nathan, 1991, 270 p. ; Jean-Pierre Briand, Jean-Michel Chapoulie, Les Collèges du peuple : l’enseignement primaire supérieur et le développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième république, INRP 1992, 544 p. ; Jacqueline Claire, "L’École de Commerce des jeunes filles de Lyon, 1857-1906", dans Sylvie Schweitzer (dir.), "Formations, emplois, XIXe-XXe siècle", Bulletin du Centre Pierre Léon, n°3-4, 1997, p. 27-38 ; Sophie Court, "Deux Institutions d’enseignement technique des jeunes filles à Lyon, 1877-1939", dans Sylvie Schweitzer (dir.), "Métiers et statuts", Bulletin du Centre Pierre Léon, n°1-2, 1999, p. 31-50.

44.

Catherine Omnès, Ouvrières parisiennes, ouvrage cité, p.228.

45.

Margaret Maruni et Chantal Nicole, Au Labeur des dames, ouvrage cité, p.51.

46.

Ava Baron (ed), Work Engendered. Toward a New History of American Labor, Cornell University Press, 1991, 385 p. ; Joan W. Scott, “Genre : une catégorie utile d'analyse historique”, Les Cahiers du GRIF, Le genre de l'histoire, n°37-38, 1988, p.125-153 ; Louise A. Tilly, "Genre, histoire des femmes et histoire sociale", Genèses, n°2, décembre 1990, p.148-167.

47.

Voir sur ce point Françoise Thébaud, Ecrire l'histoire des femmes, ouvrage cité, p.111 à 114.