1/ les employées avant 1914

Les "employés" apparaissent comme catégorie des recensements en 1872. L'enregistrement statistique prend ainsi acte de l'émergence d'un groupe important, issu des mutations économiques de la deuxième moitié 19e siècle49. La concentration des entreprises industrielles, la croissance du secteur bancaire mais aussi des administrations publiques multiplient les postes "d'employées de bureau" alors que les grands commerces qui ouvrent leurs portes dans le même temps donnent naissance à la foule des "employées de commerce". La diversité des métiers que recouvre le terme "employé" a suscité beaucoup moins d'intérêt que la position sociale qu'elles et ils sont toutes censées occuper. La position intermédiaire proposée par les recensements entre les "patrons" et les "ouvriers" se traduit, dans l'échelle sociale, par une appartenance aux "classes moyennes". Les employées en constituent un "nouveau" groupe, aux côtés des "anciennes classes moyennes" que sont les petits commerçants et artisans, les "indépendants"50. C'est donc essentiellement d'un groupe social dont il est question lorsqu'on parle des "employés" – le terme est ici volontairement utilisé au masculin, le genre étant absent des discours dont il s'agit – de la fin du 19e siècle.

Les descriptions qui en sont proposées par les historiennes s'appuient cependant rarement sur des critères propres au groupe et au travail. Les employées apparaissent, le plus souvent, en creux, comme en négatif des ouvriers et ouvrières auxquelles elles et ils sont systématiquement comparées. Sont ainsi reprises les questions qui ont agité les milieux socialistes européens au début du 20e siècle quant à la possibilité d'agréger les "employés" au prolétariat51. L'opposition employées / ouvriers et ouvrières s'enracinerait d'abord dans les lieux de travail : aux ouvriers et ouvrières les usines, les ateliers et surtout les machines, leurs bruits, leur saleté. Aux employées seraient réservés l'atmosphère feutrée des bureaux ou le faste des grands magasins, lieux où les cols peuvent rester blancs. La force physique, la confrontation des corps aux machines, le contact direct à la matière caractériseraient alors les travaux ouvriers tandis que les employées, non manuelles, seraient plus proches de la direction et des sphères de décision, détiendraient les parcelles d'autorité déléguées par la hiérarchie52. Une telle position se justifierait par une formation, un bagage scolaire supérieur à celui des ouvriers et ouvrières53. Les rémunérations reflèteraient alors toutes ces différences au travail : les employées auraient une paie mensuelle, qui s'accompagnerait souvent d'autres avantages, tels que le bénéfice de caisses de secours ou de pensions de retraite54. Même si, parfois, le montant du salaire n'est guère supérieur à celui d'un ouvrier qualifié, la "sécurité de l'existence" serait ainsi plus assurée55. A ce niveau de vie et à ce confort relatif correspondrait alors une aspiration à la promotion sociale, qui imprimerait l'ensemble de leurs comportements. Elle se traduirait dans l'apparence d'abord, par une volonté d'imiter le bourgeois et de se distinguer clairement des ouvriers et ouvrières. Les hommes préfèreraient ainsi le feutre à la casquette et les femmes prêteraient une attention particulière à la mode56. Sur le plan de la fécondité ensuite, contrairement, aux "prolétaires" qui, selon l'étymologie, n'ont d'autre richesse que leurs enfants, le malthusianisme des employées serait une stratégie économique visant à maximiser les investissements, scolaires en particulier, en en limitant les bénéficiaires57. Une telle ambition expliquerait alors leur parfaite intégration sociale, opposée aux comportements révolutionnaires des ouvriers.

Deux groupes se trouvent ainsi sommairement dépeints : des employées, petites bourgeois-es, tenantes de l'ordre, tendues vers l'amélioration de leur position et, en face, une classe ouvrière toute aussi mythiquement unie dans son engagement révolutionnaire comme dans sa renonciation, devant l'ampleur des difficultés, à toute amélioration de son statut à l'intérieur du système58. Les enjeux politiques qui sous-tendent ces descriptions expliquent le schématisme des caractéristiques proposées. L'homogénéité des "employés" n'est, en effet, plus tenable dès que l'on s'intéresse aux caractères professionnels du groupe.

Si la cohérence sociale du groupe est, jusqu'en 1914 au moins, rarement mise en doute, tout le monde s'accorde en revanche sur la difficulté à donner une définition positive de leur travail. Travail non manuel, travail sur des signes, travail sur une humanité matérialisée59, possession d'une délégation de pouvoir, aucun de ces critères n'embrasse la totalité des métiers concernés : des employées de banque aux caissières de grands magasins, des vendeurs aux comptables et aux femmes de ménage. Derrière une telle variété de professions se profilent des positions hiérarchiques dans l'entreprise, des niveaux de salaire et des chances de promotion professionnelle et sociale incomparables. D'ailleurs, les recherches menées sur le travail des femmes montrent que les employées n'ont jamais eu les possibilités de promotions des employés60. Plus généralement, il est impossible de considérer la condition d'"employé" au 19e siècle comme un marchepied pour une mobilité sociale ascendante : l'ampleur de la pyramide hiérarchique et les études exigées rendent bien improbable l'accès aux postes de direction de toutes les petites salariées. Aux différences de postes de travail et de positions hiérarchiques s'ajoute aussi la diversité des statuts. Les avantages que confère le statut de fonctionnaire, dès le 19e siècle, en matière de sécurité de l'emploi, de droit à une retraite ou d'indemnisation de la maladie rendent la situation des employées de la fonction publique autrement plus assurée, moins précaire, que celle des salariées d'entreprises à statut et du secteur privé. C'est le cas en France au moins, contrairement, peut-être, à l'Allemagne, où la condition des employés de chez Siemens décrite par Jürgen Kocka est proche de celle des fonctionnaires61. Une telle hétérogénéité des conditions de travail remet en cause l'homogénéité sociale du groupe et, du coup, la supériorité professionnelle et sociale de l'ensemble des "employées" sur les "ouvriers" et "ouvrières". En France d'ailleurs, la protection du travail, qui s'élabore progressivement à partir du 19e siècle, ne concerne d'abord que les ouvriers et ouvrières62. Par exemple, ni la loi de 1898 sur les accidents de travail, ni celle de 1900 qui réduit en quatre ans et pour les deux sexes la journée de travail à 10 heures, ne s'appliquent aux "employées".

Cette hétérogénéité sociale du groupe apparaît dans l'historiographie lorsqu'il s'agit de l'évolution des "employées" après la Première Guerre mondiale.

Notes
49.

François Bedarida dans Louis-Henri Parias (dir.), Histoire générale du travail, tome 3, Paris, Nouvelle librairie de France, 1996 ; Yves Lequin, "Les citadins, les classes et les luttes sociales", dans Georges Duby (dir.) Histoire de la France urbaine, tome 4, Seuil, 1983 (rééd. en1998); Yves Lequin, Histoire des français, XIXe-XXe siècle, Paris, A. Colin, 1983 ; Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Seuil, Paris, 1991, 392 p., ou plus récemment, Eric Bussière, Pascal Griset, Christophe Bouneau, Jean-Pierre Williot, Industrialisation et sociétés en Europe occidentale, 1880-1970, Paris, A. Colin, 1998, 395 p.

50.

Alain Desrosières et Laurent Thévenot, Les Catégories socioprofessionnelles, ouvrage cité, p.12.

51.

Eduard Berstein, Socialisme théorique et social démocratie pratique, Paris, Stock, 1900 pour la version française ; Carl Dreyfus, Beruf und Ideologie der Angestellten, Munich et Leipzig, 1933 ; Karl Kautsky, Le Marxiste et son critique Bernstein, Paris, Stock, 1900 pour la version française ; Lederer, Die Privatangestellten in der Modernen Wirtschaftsentwickllung, Tübingen, Mohr, 1912 ; Gustav Schmoller, Was Verstehen wir unter dem Mittelstand, Göttingen, Vandenhock und Ruprecht, 1897, brochure. Siegfried Kracauer, Die Angestellten, Frankfurt, 1930.

52.

Jürgen Kocka, Les Employés en Allemagne (1860-1980), Histoire d'un groupe social, Paris, EHESS, 1989, 220 p. ; Toni Pierenkemper, "Der Arbeitsmarkt der Handlungsgehilfinen, 1900-1913", dans Jürgen Kocka (dir.), Angestellte im europaïschen Vergleich, Göttingen, Vandenhoeck und Rüprecht, p.257-278.

53.

Delphine Gardey, "Du Veston au bas de soie", article cité, p.63.

54.

Heinz-Gerhard Haupt, "Angestellte in der französischen Gesellschaft vor 1914. Einige einführende Bemerkungen", dans Jürgen Kocka (dir.), Angestellte im europaïschen Vergleich, ouvrage cité, p.119.

55.

Yves Lequin, contribution citée à Georges Duby (dir.), Histoire de la France urbaine, ouvrage cité.

56.

Christophe Charle, Histoire sociale..., ouvrage cité, p.192 ; Maurice Roncayolo, dans Georges Duby (dir.), Histoire de la France Urbaine, tome 5, Seuil, 1985, p.64.

57.

François Bédarida, contribution citée à Louis-Henri Parias (dir.), Histoire générale du travail, ouvrage cité ; Alain Chenu, Les Employés, ouvrage cité, p.75-76.

58.

Gérard Noiriel, Les Ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1986, 215 p.

59.

Maurice Halbwachs, Esquisse d'une psychologie des classes sociales, Paris, Marcel Rivière, 1955, 238 p.

60.

Voir, par exemple, les employées des postes en France, étudiées par Dominique Bertinotti, "Carrières féminines...", article cité, ou en Allemagne, étudiées par Ursula Nienhaus, ouvrage cité.

61.

Jürgen Kocka, Les Employés en Allemagne, ouvrage cité.

62.

Delphine Gardey, "Du Veston au bas de soie...", article cité.