2/ évolution des "employées" après la Première Guerre mondiale

On parle, en effet, d'une "prolétarisation" des employées à partir des années 192063. La raison essentielle tient à la croissance de leur nombre, qui obligerait le groupe à s'ouvrir aux couches sociales inférieures et aux femmes. Au même moment, l'organisation du travail de bureau évolue dans le sens d'une parcellisation et d'une mécanisation des tâches, processus qui contribue à rapprocher le travail des "employées" mais aussi leur salaire de ceux des "ouvriers" et "ouvrières".

Il n'est pourtant pas possible de parler de "prolétarisation" pour l'ensemble des "employées". Le mouvement de professionnalisation de la société amorcé au 19e siècle et poursuivi au 20e concerne, en effet, bon nombre de métiers "d'employés", de la banque au journalisme en passant par les fonctionnaires territoriaux64. Or, cette évolution se caractérise par la définition de niveaux précis de qualification, garantis par des diplômes, nécessaires pour accéder aux fonctions concernées. Cette clôture des professions interdit alors de parler de prolétarisation générale. La reconnaissance des titres qu'elle permet, celui d'ingénieur en 1934 par exemple, fait même éclater la catégorie des "employées". Les distinctions au sein du groupe sont entérinées par la Charte du Travail qui, en 1941, prévoit la création de syndicats professionnels pour chacune des catégories suivantes : "employeurs", "ouvriers", "employés", "agents de maîtrise" et, enfin, "ingénieurs, cadres administratifs et commerciaux65. La Confédération Générale des Cadres est fondée en 194466 et les classifications professionnelles construites de 1945 à 1947 par Alexandre Parodi et ses successeurs au ministère du Travail réservent aux cadres des grilles salariales distinctes de celles des autres salariées. Les études sociologiques insistent alors sur le caractère éclaté du monde des "employées", devenu, aujourd'hui, un "archipel", loin de l'homogénéité décrite avant 191467. Pour Philippe Alonzo, c'est même avant tout son genre, féminin, qui fait l'unité du groupe68.

La diversité de ces recherches et questionnements impose un constat, celui de l'hétérogénéité professionnelle et sans doute sociale du groupe des "employés". Il n'est alors plus question, au terme de ces lectures, de chercher l'appartenance sociale (au singulier) des "employées", mais les appartenances possibles. L'hypothèse est que les différences sociales peuvent passer entre les groupes professionnels que l'on a toujours, jusqu'ici, rassemblés sous le terme "employé". Suivant en cela les pistes ouvertes par Sylvie Schweitzer, il s'agit donc de revenir au travail, le lieu où s'élaborent les nouvelles hiérarchies qui recomposent la société à partir de la fin du 19e siècle69, nécessité d'autant plus forte pour un groupe comme "les employées", qui naît justement à cette période. Dans un grand magasin, travaillent des vendeuses et vendeurs, mais aussi des employées de bureau ou des manutentionnaires, qui constituent alors, peut-être, un ensemble social hétérogène. Pour parvenir à faire une typologie et tenter de saisir la diversité sociale de la main-d'oeuvre, il est, par conséquent, nécessaire de partir du travail, de l'identité professionnelle des salariées, encore mal connue. Il faut alors cesser d'utiliser le terme "employées" pour les désigner, dont la polysémie opacifie les discours, et préférer celui de "salariées" en attendant de pouvoir leur donner une autre identité.

Notes
63.

Voir : Delphine Gardey, article cité, Sylvie Zerner, "De la Couture aux presses...", article cité ; Reinhard Spree, "Angestellten als Modernisierungsagenten. Indikatoren und Thesen zum reproduktiven Verhalten von Angestellten im späten 19. Und frühen 20. Jahrhundert", dans Jürgen Kocka (Hg.), Angestellte im europaïschen Vergleich, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1981, p.279-308.

64.

Pierre Guillaume (dir.), La Professionnalisation des classes moyennes, Bordeaux, MSH Aquitaine, 1996, 385 p. et Histoire et historiographie des classes moyennes dans les sociétés développées, Talence, MSH d’Aquitaine, 1998, 218 p. et Luc Rouban, La Fonction publique, La Découverte, 1996, 125 p.

65.

Loi du 4 octobre 1941 relative à l'organisation sociale des professions, dite "Charte du travail", Journal Officiel du 26 octobre 1941.

66.

Luc Blotanski, Les Cadres, la formation du groupe social, Paris, Editions de Minuit, 1982, 523 p.

67.

Alain Chenu, L'Archipel des employés, ouvrage cité.

68.

Philippe Alonzo, Femmes employées, ouvrage cité.

69.

Sylvie Schweitzer, Les Hiérarchies dans les usines de la deuxième industrialisation, note de synthèse pour le diplôme d'habilitation à la direction de recherches, Université Paris IV-Sorbonne, Janvier 1994, 140p. et "La Gestion de la main-d'oeuvre dans les entreprises lyonnaises : diversité des salaires et auxiliariat", Histoire, Economie, Société, sous presse.