1/ le travail des salariées du Grand Bazar

Le travail dans le commerce n'a, jusqu'à présent, fait l'objet d'aucune étude historique précise. Les rares écrits qui concernent les salariées des grands magasins jusqu'à la Première Guerre mondiale reprennent presque tous Au Bonheur des Dames sans s'appuyer sur aucun dossier de personnel70. Miller, dont l'étude sur le Bon Marché est la plus volumineuse et la plus citée, déclare ainsi qu'il y a des "milliers de dossiers d'employés conservés au second sous-sol du magasin. [...] Malheureusement, des contingences de temps [l]'ont contraint à n'effectuer que quelques sondages"71. L'organisation du travail au Bon Marché, décrite au début du livre, ne se fonde alors jamais sur ces dossiers : l'une des premières notes du chapitre précise que "la plupart des détails qui suivent sont tirés des notes de Zola écrites en 1882"72. L'étude de Françoise Parent-Lardeur s'appuie elle aussi entièrement sur les carnets d'observations rédigés par Zola pendant la préparation de son roman73. Mais contrairement à Miller, elle se justifie. Elle considère en effet que la théorie littéraire "naturaliste" de l'écrivain l'oblige à une pratique "qui se rapproche fort de celle d'un ethnographe"74. Quelles que soient ses déclarations d'intention et ses discours sur ce que doit être la littérature, un romancier n'est pourtant jamais tenu à aucune sincérité, à aucun respect de la réalité. Ses sources, d'ailleurs, ne sont pas celles des historiennes : il a, apparemment, passé beaucoup de temps avec les cheffes de rayon et de services, mais n'a pas consulté les dossiers de personnel, ni même beaucoup interrogées les salariées75. En outre, il n'échappe pas plus que l'historien-ne aux interrogations et aux conceptions du monde qui sont celles de son temps. Les 120 années qui nous séparent de la rédaction de Au Bonheur des Dames et ce qui a été dit précédemment sur la construction sociale des sexes, interdisent alors fondamentalement de considérer les notes de Zola comme une source possible de l'histoire du travail et des travailleur/se/s des grands magasins. L'étude de François Faraut sur la Belle Jardinière est à distinguer nettement des précédentes. Elle est moins centrée sur les salariées et l'organisation du travail dans le commerce que sur les liens étroits qui unissent l'évolution de la confection et de la distribution de masse76.

Les questions posées à l'organisation du travail du Grand Bazar se situent dans le cadre d'une "histoire sociale de l'entreprise"77, jusqu'à présent essentiellement initiée dans le secteur industriel. Le point commun entre les industries de la seconde industrialisation et les grands magasins qui naissent à la même époque – Le Bon Marché ouvre ses portes en 1856 et le Grand Bazar en 1886 – est bien de rassembler dans un même lieu des centaines voire des milliers de salariées. Le Grand Bazar, avec environ 300 salariées au début du 20e siècle est cependant de taille beaucoup plus modeste que le Bon Marché, qui, au même moment, en compte près de 4 500. Ces grandes entreprises mettent alors en place une division et une organisation du travail entièrement nouvelles, qui font aussi apparaître de nouveaux postes, de nouvelles fonctions. Le recensement des postes, leur hiérarchisation et l'évolution de cette structure est donc le premier domaine à étudier. Les études sur l'industrie ont montré les difficultés auxquelles était confrontée une telle analyse. Les nouvelles entreprises créent en effet un modèle d'organisation professionnelle et, partant, sociale, qui se superpose au modèle existant faute de s'y substituer78. Les taxinomies utilisées pour décrire ces postes, ces fonctions, ces hiérarchies en portent la trace et sont alors au coeur du problème. Dans l'industrie en effet, elles sont en retard sur les innovations et puisent d'abord dans celles qui sont disponibles, héritées des anciens "métiers"79. Or, le vocabulaire des métiers, organisés dans le cadre des corporations, ne désigne pas seulement le travail exercé. Il a aussi une signification quant à la qualification et au statut du travailleur et par conséquent quant à sa position sociale. Les mots utilisés pour décrire le travail dans les nouvelles usines sont alors minés par ces anciennes significations80, alors qu'à l'abolition des corporations par la Révolution française correspond aussi l'émergence d'une nouvelle société, hiérarchisée sur des critères de compétences individuelles, les "capacités", plutôt que sur l'âge et la naissance.

Ces questions ne se posent sans doute pas de la même manière pour le commerce, l'héritage des corporations n'ayant peut-être pas le même poids en matière de savoir-faire et d'identité professionnelle. L'organisation des "nouvelles classes moyennes" que composent les "employées" est-elle alors plus claire ?

Les corporations marchandes ont aussi existé avant leur dissolution en 1791. Chacune ne vendait qu'un type bien précis de marchandises, à l'exception des merciers, qui se voyaient en revanche interdire la fabrication81. Cette imbrication de la fabrication et de la distribution, que soulignent les études sur les commerces alimentaires, est donc générale : les marchandes de tissus font aussi des retouches, peuvent aussi couper les vêtements82. Si, dans les premiers grands commerces, les magasins de nouveautés (la Belle Jardinière par exemple) comme les grandes surfaces alimentaires (Casino)83, les deux activités sont toujours intégrées, la division du travail au sein de l'entreprise sépare en revanche les deux secteurs : il y a des postes d'ouvriers et ouvrières et des postes de vendeuses et vendeurs. Comment ces postes de vente ont-ils alors été nommés ? A-t-on utilisé les termes de "quincailliere" ou "bimbelotiere", voire de "modiste", ou ces mots ont-ils été réservés pour les fonctions "ouvrières" ? Derrière ces évolutions sémantiques, il s'agit de savoir comment s'est opérée la distinction de ces fonctions de vente et de fabrication auparavant liées et des savoir-faire qui y étaient associées.

Dans l'industrie, ces taxinomies de départ héritées des anciens métiers se sont progressivement enrichies. Les nouvelles fonctions qui apparaissent, de l'ouvrier spécialisé à l'ingénieur en passant par le contremaître84, la nouvelle hiérarchie des pouvoirs et des savoir-faire qui se dessine sont de mieux en mieux nommées à mesure que la structure du travail est pensée, rationalisée. L'organisation scientifique du travail joue en la matière un rôle fondamental, en définissant exactement les tâches que recouvre chaque poste de travail et les compétences nécessaires à leur exécution85. Elle contribue par là à mettre en place des filières de formation qui permettent d'acquérir des qualifications précises, ces dernières étant au principe de la hiérarchisation des postes. Cette évolution s'inscrit dans un mouvement plus général de "professionnalisation" qui affecte l'ensemble de la société depuis le 19e siècle, quoique de manière très inégale selon les secteurs d'activité. L'ouvrage dirigé par Pierre Guillaume, qui concerne les seules professions dites appartenir aux "classes moyennes" (du personnel communal aux magistrats en passant par les policiers ou les animateurs socioculturels) en donnent un exemple86. L'accès aux fonctions de médecins, notaires ou magistrats, a, ainsi, été progressivement défini par des règles strictes, qui imposent des niveaux précis de diplômes, et qui traduisent un processus aujourd'hui achevé de professionnalisation. Si le rôle de l'expérience acquise sur le tas et de l'ancienneté dans la définition des qualifications sont loin d'avoir été aussi systématiquement éliminés87, la formation et les diplômes ont cependant pris une importance croissante dans la définition des hiérarchies professionnelles. Les classifications professionnelles, qui apparaissent dès 1919, dans la métallurgie par exemple88, avant que les conventions collectives de 1936 ne les imposent dans l'ensemble des branches économiques, ont, en la matière, joué un rôle fondamental. Ces grilles, qui garantissent à chaque poste de travail un salaire minimum, entérinent, en effet, une division horizontale et verticale du travail qui prend en partie appui sur ces diplômes. Dans la métallurgie parisienne, l'exemple a déjà été évoqué, la possession d'un CAP est ainsi devenu une condition suffisante à l'obtention du statut d'ouvrier qualifié89.

Que s'est-il alors passé dans le commerce ? Y a-t-il eu une "rationalisation" de l'organisation du travail ? basée sur quels critères ? A-t-on défini des compétences particulières pour occuper les postes de vente ? Le commerce a-t-il connu un mouvement de "professionnalisation" ? Ce n'est pas ce que semblent montrer les postes de travail des grandes surfaces actuelles.

Notes
70.

Les deux études américaines sur les salariées de magasin sont les seules à y échapper : Susan Porter Benson, Counter Cultures ..., ouvrage cité et Theresa McBride, "A Woman's World...", article cité, p.664-683. La synthèse que font Geoffrey Crossick and Serge Jaumain du travail dans les grands magasins montre à quel point le roman de Zola a imprégné les représentations collectives et scientifiques, dans "The World of the department store : distribution, culture and social change", dans Geoffrey Crossick et Serge Jaumain (ed.), Cathedrals of Consumption ; the European Department Store, 1850-1939, Ashgate, Aldershot, 1999, p.1 à 45.

71.

Michael Miller, ouvrage cité, p.228.

72.

Ibidem, note n°15, p.69.

73.

Françoise Parent-Lardeur, Les Demoiselles de magasin, Paris, Editions ouvrières, 1970, 159 p.

74.

Voir p.68 et 72 en particulier.

75.

Notes établies par Henri Mitterrand, "Au Bonheur des dames, étude", dans Les Rougon-Macquart, tome III, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1964, p.1693.

76.

François Faraut, Histoire de la Belle Jardinière, Belin, 1987, 185 p.

77.

Yves Lequin et Sylvie Vandecasteele-Schweitzer, "Pour une histoire sociale de l'entreprise", dans les mêmes, L'Usine et le bureau. Itinéraires sociaux et professionnels dans l'entreprise, XIX-XXe siècles, Lyon, PUL, 1990, p.5-18.

78.

Yves Cohen, "L'Espace de l'ordinateur, Ernest Mattern, 1906-1939", Le Mouvement Social, octobre-décembre 1983, n°125, p.79-97. Schweitzer Sylvie, Des Engrenages à la chaîne, Citroën 1915-1935, PUL, 1982, 208 p.

79.

William H. Sewell, Gens de métier et révolutions, le langage des rapports au travail de l'Ancien régime à 1848, Paris, Aubier, 1983, 423 p. et Alain Desrosières, Laurent Thévenot, Les Catégories socioprofessionnelles, ouvrage cité, p.19.

80.

Voir aussi Sylvie Schweitzer, "Industrialisation, hiérarchies au travail et hiérarchies sociales au 20e siècle", Vingtième Siècle, n°54, avril-juillet 1997, p.112.

81.

Michael Miller, ouvrage cité, p.23/24.

82.

Bernadette Angleraud, Les Boulangers lyonnais aux XIXe et XXe siècles, Editions Christian, 1998. Alain Faure, "L'Epicerie parisienne au XIXème siècle ou la corporation éclatée", Le Mouvement social, n°108, 1979, p.114-130. Pour les tissus, voir Nancy Green, Du Sentier à la 7 e avenue. La confection et les immigrés, Paris-New York, 1880-1980, Seuil, 1998, 461 p.

83.

Mathilde Dubesset, Michelle Zancarini-Fournel, Parcours de femmes, Réalités et représentations, Saint-Étienne 1880-1950, PUL, 1993, 270 p. ; François Faraut, ouvrage cité.

84.

Voir Patrice Bourdelais, "Des Représentations aux réalités, les contremaîtres du Creusot, 1859-1900" ; Alain Dewerpe, "Les Pouvoirs du sens pratique. Carrières professionnelles et trajectoires de chefs d'atelier de l'Ansaldo (Gênes, 1900-1920)" et Sylvie Schweitzer, "Comment peut-on être contremaître ?", tous dans Yves Lequin et Sylvie Schweitzer (dir.), L'Usine et le bureau, ouvrage cité.

85.

Patrick Fridenson, "Un Tournant taylorien dans la société française, 1904-1918", AESC, 1987 ; Aimée Moutet, Les Logiques de l’entreprise, La rationalisation dans l’industrie française de l’entre-deux-guerres, EHESS, Paris, 1997, 490 p. ; Sylvie Schweitzer, Des Engrenages à la chaîne, ouvrage cité.

86.

Pierre Guillaume (dir.), La Professionnalisation des classes moyennes, ouvrage cité.

87.

Yves Grafmeyer, Les Gens de la banque, Paris, PUF, 1992, 283 p. C'est ce que montrent aussi les "formes imparfaites de professionnalisation", dans Pierre Guillaume (dir.), La Professionnalisation des classes moyennes, ouvrage cité, 3e partie.

88.

Jean Saglio, "Hiérarchie salariales et négociations de classifications : France, 1900-1950", Travail et Emploi, n°27, mars 1986, p.7-19.

89.

Catherine Omnès, Ouvrières parisiennes, ouvrage cité.