2/ une histoire de l'emploi

La sociologie de l'emploi constitue la deuxième source à laquelle ont puisé les questionnements de cette recherche. Plusieurs études sociologiques portent sur le grand commerce90. Au centre de leurs analyses se trouve un problème d'actualité, la flexibilité de l'emploi, que la grande distribution aurait développée plus que nul autre secteur. Revendiquée par les uns au nom de la productivité, dénoncée par les autres comme source de "précarité", la flexibilité est essentiellement synonyme de temps partiel et de contrat à durée déterminée. Ces recherches portent donc sur l'emploi plus que sur le travail. Cette distinction a été conceptualisée par Margaret Maruani qui a ouvert le champ d'une sociologie de l'emploi91. L'emploi est défini comme "l'ensemble des modalités d'accès et de retrait du marché du travail ainsi que la traduction de l'activité laborieuse en terme de statuts sociaux", alors que le travail est "compris comme l'activité de production de biens et de services et l'ensemble des conditions d'exercice de cette activité"92.

Ces travaux ont eu une influence déterminante sur les questions posées aux salariées du Grand Bazar, pour deux raisons. Ils ajoutent d'abord un domaine supplémentaire à la discrimination sexuelle : les formes d'emploi ne sont pas plus mixtes que les postes de travail. Les discours qui tendent à promouvoir le temps partiel en ont fait un type d'emploi particulièrement adapté pour les femmes, leur permettant de "concilier" travail et famille, c'est-à-dire, une fois encore, respectant le modèle de la femme-épouse-mère. De fait, même s'il est désormais prouvé que la réalité, dans le commerce en particulier, est bien loin de cet idéal93, le temps partiel est une forme d'emploi très largement féminine. Les études sociologiques montrent ensuite que le type d'emploi, en particulier le fait d'être à temps partiel ou à temps complet, joue un rôle dans les qualifications attribuées aux salariées dans l'entreprise et donc dans la position hiérarchique et l'évolution possible de carrière. Au "Bon Magasin", étudié par Margaret Maruani et Chantal Nicole, les caissières sont ainsi classées en catégorie 8, 6 ou 4 selon qu'elles sont à temps complet et en contrat à durée indéterminée (CDI), à temps partiel et en CDI et enfin à temps partiel en contrat à durée déterminée (CDD)94. Le fait d'être à temps partiel exclut en outre les salariées de toute filière de promotion, aucune membre de l'encadrement n'étant à temps partiel. C'est dire que "le statut dans l'emploi structure le statut au travail"95. Le temps de travail, en particulier, brouille le lien entre le poste de travail et la place dans la hiérarchie professionnelle, lien que l'on croit fermement établi par les grilles de classifications professionnelles.

La quête de l'identité professionnelle des salariées du Grand Bazar se trouve dès lors encore complexifiée : il ne s'agit plus simplement de démêler l'écheveau des titres, des postes et des fonctions exercées mais aussi de prendre en compte les formes d'emploi.

Si ces données ont eu une importance dans l'histoire des salariées du Grand Bazar retracée ici, c'est parce que, contrairement à ce qui est affirmé, ces formes d'emploi ne naissent pas dans les années 197096. Les études sur le temps partiel et sur les contrats à durée déterminée qualifient systématiquement ces emplois d'"atypiques" ou de "nouveaux", nouveaux parce que nés dans les années 1970 et atypiques parce qu'ils "dérogeraient à la norme du travail sur contrat à durée indéterminée pour une durée hebdomadaire de 39 heures [soit, le maximum hebdomadaire légal depuis 1982]"97. Or, l'embauche de salariées pour quelques semaines en fin d'année, les "extras", est une pratique aussi ancienne que les grands magasins. Des emplois à "temps partiel" existent aussi dès les années 1930 au Grand Bazar, même si l'expression, "temps partiel", n'est pas utilisée. Il faut en effet attendre les années 1970 pour que le temps partiel et la durée des contrats soient réglementés. Les lois donnent alors un sens précis, un contenu juridique, aux termes utilisés et contribuent ainsi sans doute à leur visibilité. Concernant le temps de travail, deux lois prévoient des possibilités de réductions d'horaires de travail, en 1970 dans la fonction publique et en 1973 dans le privé98. Une loi de juillet 1973, qui concerne la "résiliation du contrat de travail à durée indéterminée inscrit aussi pour la première fois l'expression "contrat de travail" dans le code du travail, expression qui remplace "louage de services"99. Puis, en 1979, une première loi concerne le contrat à durée déterminée100. En 1982, ces textes sont profondément remaniés : le travail à temps partiel est légalisé et délimité et l'usage du contrat à durée déterminée est restreint101. Avant les années 1970, ces formes d'emploi existent donc, même si elles ne sont pas dites ou si elles sont mal dites – un seul terme, "auxiliaire" recouvre, par exemple, des emplois à temps partiel ou des emplois temporaires à temps complet –. Leur importance actuelle dans la définition des qualifications au sein des entreprises rend nécessaire de questionner leur rôle dans le passé. Faire une histoire des formes d'emploi est donc devenu un préalable nécessaire à l'étude des identités des salariées du Grand Bazar. Or, faute d'avoir été repérés, le temps partiel et les embauches à durée déterminée n'ont jamais fait l'objet d'études historiques particulières. Il n'était, par conséquent, pas possible de faire une simple recension de l'évolution de ces formes d'emploi sans expliquer leur origine, sans essayer de comprendre pour quelles raisons elles ont été créées, à quel besoin elles répondent pour l'activité de l'entreprise : c'était entrer là dans le domaine de la gestion de la main-d'oeuvre.

Notes
90.

Pour n'en citer que quelques unes : Philippe Alonzo, "Les Rapports au travail et à l'emploi des caissières de la grande distribution", Travail et Emploi, n°76, 1998, p.37-51 ; Paul Bouffartigue et Jean-René Pendariès, "Formes particulières d'emploi et gestion d'une main-d'oeuvre féminine peu qualifiée : le cas des caissières d'un hypermarché", Sociologie du Travail, n°3, 1994, p.337-359 ; Jean et Nicole Gadrey (dir.), La Gestion des ressources humaines dans les services et le commerce. Flexibilité, diversité, compétitivité, Paris, L'Harmattan, 1991, 224 p. ; Sophie Le Corre, "Modèles d'entreprises et formes de gestion sociale dans les hypermarchés : diagnostic et évolution", Formation Emploi, n°35, juillet-septembre 1991, p 14-25 ; Margaret Maruani et Chantal Nicole-Drancourt, La Flexibilité à temps partiel, Paris, La Documentation Française, 1989, 105 p. ; Tania Angeloff, Le Temps partiel, un marché de dupes ?, Paris, Syros, 2000, chapitre 3, p.81-113.

91.

Margaret Maruani, Emmanuelle Reynaud, Sociologie de l’emploi, Paris, La Découverte, 1993 (1999 pour la 2e édition), 127 p.

92.

Ibidem, p.4. Voir aussi pour ces définitions : Margaret Maruani et Chantal Nicole, "Du travail à l'emploi : l'enjeu de la mixité", Sociologie du travail, n°2, 1987 et André-Clément Decouflé et Margaret Maruani, "Pour une sociologie de l'emploi", Revue française des affaires sociales, n°3, 1987.

93.

Tania Angeloff, ouvrage cité et Paul Bouffartigue et Jean-René Pendariès, "Formes particulières d'emploi ...", article cité.

94.

Margaret Maruani et Chantal Nicole-Drancourt, La Flexibilité à temps partiel, ouvrage cité, p.57.

95.

Idem, p.99.

96.

Anne-Sophie Beau et Sylvie Schweitzer, "Aushilfs- und Teilzeitarbeit : untypische Beschäftigunugen ? Frankreich im 19. und 20. Jahrhundert", L'Homme, n°1, 2000, p.23-36.

97.

Margaret Maruani et Emmanuèle Reynaud, Sociologie de l'emploi, ouvrage cité, p.57.

98.

Loi du 19 juin 1970, Journal Officiel du 21 juin 1970 et loi du 23 décembre 1973, Journal Officiel du 30 décembre 1973.

99.

Loi du 13 juillet 1973 modifiant le code du travail en ce qui concerne la résiliation du contrat de travail à durée indéterminée, Journal Officiel du 18 juillet 1973.

100.

Loi du 3 janvier 1979 relative au contrat de travail à durée déterminée, Journal Officiel du 4 janvier 1979.

101.

Pour des commentaires du droit du travail, voir : G.H.Camerlynck (dir.), Droit du travail, tome 1 : le contrat de travail, Dalloz, Pars, 1982, 2e édition, 725p. ; Laurent Dubois, Marie-Christine Halpern, Code commenté du travail, édition 1998 entièrement remise à jour, Paris, édition de Vecchi SA, 511 p ; Gérard Lyon-Caen, Jean Pélissier, Alain Supiot, Droit du travail, Dalloz 1998, 19e édition, 1 171 p.