3/ la gestion de la main-d'oeuvre

a- entre flexibilité et paternalisme

En matière de gestion de la main-d'oeuvre, cette recherche reprend deux types de questionnements, posés par la sociologie de l'emploi d'un côté et l'histoire des entreprises de l'autre.

Les études sociologiques précédemment citées montrent que les emplois à temps partiel et la variété de leurs horaires répondent à une adaptation aussi adéquate que possible du volume de main-d'oeuvre aux fluctuations de l'activité de l'entreprise. L'affluence, en effet, n'est pas la même à toutes les heures de la journée, tous les jours de la semaine et toutes les semaines de l'année, et les heures d'ouverture du magasin qui varient en conséquence. La direction s'assure la disponibilité permanente des salariées en n'offrant à l'embauche qu'un faible nombre d'heures hebdomadaires et par conséquent un salaire extrêmement bas, qui rendent alors désirables les heures complémentaires102. Plusieurs travaux font alors un lien direct entre cette instabilité du travail et du salaire, cette "précarité" de l'existence, et le turn-over élevé des salariées des entreprises de grande distribution103. Malgré le temps qui est alors consacré au renouvellement de la main-d'oeuvre, à son recrutement et à sa formation, même sommaire, l'instabilité du personnel n'est pas particulièrement combattue par des employeurs qui y trouvent donc plus d'avantages que d'inconvénients.

Des travaux historiques se sont aussi penchés sur le turn-over, mais leur point de vue est diamétralement opposé à celui des sociologues. Il est question, en effet, du turn-over qui pose problème aux employeurs, celui d'ouvriers qualifiés, indispensables au bon fonctionnement des entreprises industrielles et rares sur le marché du travail. Ces études se sont alors centrées sur les moyens mis en oeuvre pour essayer de les retenir. C'est dans ce sens qu'ont été interprétés le "paternalisme" ou les "politiques sociales" des entreprises, ces avantages accordés par les employeurs à leur salariées alors que rien ne les y oblige, tels que l'octroi de congés payés avant 1936, le versement de secours en cas de maladie ou d'une pension de retraite au 19e siècle104. Les bénéficiaires n'en sont cependant jamais l'ensemble du personnel. Une nette distinction est, au contraire, opérée entre le noyau dur et qualifié de main-d'oeuvre qu'on souhaite sédimenter et le reste des travailleur/se/s. Si une telle gestion du personnel a souvent été soulignée pour l'industrie, Michelle Zancarini en retrouve la trace dans l'entreprise Casino105. La gestion de la main-d'oeuvre dans les grands magasins au 19e siècle est d'ailleurs systématiquement associée au "paternalisme", illustré par un seul exemple, le Bon Marché des Boucicaut106.

Il est alors d'autant plus nécessaire de garder les deux points de vue, celui de la nécessité d'un noyau stable, "sédimenté", et celui de l'utilité de la flexibilité, pour analyser l'évolution de la gestion de la main-d'oeuvre au Grand Bazar.

Notes
102.

Voir par exemple Tania Angeloff, "Des Miettes d'emploi : temps partiel et pauvreté", Travail, Genre et Société, n°1, 1999, p.43-70 ; Françoise Guélaud, "Les Diverses formes de gestion de la flexibilité dans les hypermarchés", Formation Emploi, n°35, juillet-septembre 1991, p.3-14 ; Margaret Maruani et Chantal Nicole, La Flexibilité à temps partiel, ouvrage cité.

103.

Paul Bouffartigue et Jean-René Pendariès, "Formes particulières d'emploi [...]", article cité ou Sophie Le Corre, article cité, p.17.

104.

Marianne Debouzy (dir.), "Paternalisme d'hier et d'aujourd'hui", Le Mouvement Social, n°144, juillet-septembre 1988, et, en particulier, l'article de Gérard Noiriel, "Du 'Patronage' au 'paternalisme' : la restructuration des formes de domination de la main-d'oeuvre ouvrière dans l'industrie métallurgique française", p.17-35 ; Sylvie Schweitzer (dir.), Logiques d'entreprises et politiques sociales des XIX et XXe siècles, PPSH, 1993, 255 p. ; Carola Sachse et Sylvie Schweitzer (dir.), "Entre mobilités et sédimentations : entrepreneurs et salariés face au marché du travail, une comparaison franco-allemande", Bulletin du Centre Pierre Léon, n°2-3, 1994, 103 p. ; n° spécial de Geschichte und Gesellschaft consacré aux politiques sociales d'entreprise, n°22, 1996 ; Florent Montagnon, "Les Employés de la compagnie des omnibus et tramways de Lyon (1897-1936)", dans Sylvie Schweitzer (dir.), "Métiers et Statuts", Bulletin du Centre Pierre Léon, n°1-2, 1999, p.103 et 104.

105.

Michelle Zancarini-Fournel, "La Famille Casino Saint-Etienne", dans Yves Lequin et Sylvie Schweitzer (dir.), L'Usine et le bureau, ouvrage cité, p.57-74 et "Casino- Saint-Étienne, une entreprise à main-d'oeuvre stabilisée, 1898-1960", dans Carola Sachse et Sylvie Schweitzer (dir.), Bulletin du centre Pierre Léon, cité, p.65-77.

106.

Michael Miller, ouvrage cité, p.93 à 102. Mais voir aussi, Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Seuil, 1991, p.190-191 ; Geoffrey Crossick et Serge Jaumain, qui, dans l'introduction au livre qu'ils ont dirigé, consacrent un paragraphe à "the Department Store, the Work Force and Paternalism", "The World of the Department Store...", introduction citée à Cathedrals of Consumption. The European Department Store. 1850-1939, ouvrage cité, p.16.