les textes, législatifs ou conventionnels

Un dernier type de sources s'est avéré fondamental pour cette recherche, les textes législatifs et conventionnels qui permettent de comprendre l'évolution du droit du travail. Faute de toute étude précise consacrée à l'évolution de la réglementation des contrats de travail ou des salaires, il a fallu reconstituer progressivement les étapes de cette histoire en recourant directement aux textes. Si les documents législatifs, émanant de l'Etat, publiés au Journal Officiel, sont très faciles à retrouver, ce n'est pas le cas de ceux qui relèvent d'accords entre syndicats d'employeurs et de salariées, des barèmes de salaires aux conventions collectives. Les archives départementales, syndicales et celles de la Chambre de commerce de Lyon ont alors été consultées. Aux archives départementales du Rhône sont conservés de nombreux textes relatifs aux accords collectifs signés entre 1936 et 1938 dans le département, en particulier ceux qui concernent les magasins de nouveautés et donc, le Grand Bazar. En revanche, les conventions collectives de la branche postérieures à la Seconde Guerre mondiale n'y ont pas été retrouvées. Aucune archive concernant le Grand Bazar n'a été conservée à l'Inspection du travail. La recherche s'est alors orientée vers les syndicats. Du côté des employeurs, la Chambre syndicale des maisons de nouveautés a disparu et aucun contact n'a pu être noué avec des syndicats qui lui ont succédé. Du côté des salariées, la recherche s'est, dans un premier temps, avérée totalement infructueuse. A la CGT, qui a toujours été le syndicat majoritaire au Grand Bazar, la section "distribution" n'a gardé que peu d'archives. En revanche, des barèmes de salaires et la convention collective de 1952 ont été retrouvés à l'institut d'Histoire sociale de la CGT, dans des cartons, qui regroupent des accords paritaires de toutes les branches, signés dans les années 1940 et 1950. A la Chambre de commerce de Lyon, enfin, ont été recherchées d'éventuelles consignes édictées par les patrons de commerce sur, par exemple, le mode de rémunération ou la gestion de la main-d'oeuvre. Seuls des documents témoignant des réactions patronales à l'évolution du droit du travail ont été trouvés.

Les modes d'emploi et de la gestion de la main-d'oeuvre qu'ils traduisent sont progressivement devenus le centre de cette recherche. L'acuité contemporaine des questions qu'ils soulèvent, en particulier dans la grande distribution, justifie d'abord d'en faire l'histoire, une histoire sexuée. L'absence de toute étude historique sur le sujet demande, ensuite, de mettre à jour tous les éléments qui composent les modes d'emploi et d'en saisir les évolutions. L'histoire, elle aussi sexuée, de l'organisation du travail n'est pas, pour autant, évincée, puisque la gestion des emplois n'en est pas séparable. Les parcours professionnels des salariées demeurent aussi un thème important de la recherche, mais ils sont aussi observés sous l'angle des modes d'emploi, c'est-à-dire sur l'influence que les modes d'emploi peuvent leur faire subir. Pour retracer l'histoire des modes d'emploi et de leur gestion sur près d'un siècle, un exposé chronologique s'impose. Le rythme essentiel de cette évolution est donné par l'évolution du droit du travail. La protection croissante des emplois oblige, en effet, les employeurs à modifier les modes d'emploi et à redéfinir leur gestion de la main-d'oeuvre. Deux grandes ruptures se dégagent alors.

Au Grand Bazar, la première grande rupture se produite en 1936, avec la législation sociale du Front populaire. Auparavant, les employeurs disposent d'une liberté quasi totale dans la gestion de la main-d'oeuvre. Rien ne réglemente les niveaux de salaires et les contraintes concernant les contrats de travail, dits "de louage", ou les horaires de travail sont très faibles. Les modes d'emploi sont donc particulièrement précaires. Pour le Grand Bazar, c'est aussi une phase de prospérité, qui commence seulement à être entamée dans les années 1930 par la crise économique.

En 1936 s'ouvre une période agitée. La gestion de la main-d'oeuvre est d'abord brusquement bouleversée, sous l'effet conjugué des conventions collectives et de la réduction du temps de travail des salariées (la semaine de travail est limitée à 40 heures et quinze jours de congés payés annuels sont accordés). Mais les employeurs ont à peine le temps de définir une nouvelle politique de gestion de la main-d'oeuvre que la législation est suspendue. La France doit préparer la guerre. Le temps n'est plus à la protection des emplois mais à la productivité maximale des entreprises. A partir de la fin de l'année 1938, la limitation du temps de travail est largement supprimée, puis, avec l'entrée en guerre, les salaires sont bloqués et les conventions collectives ne peuvent plus être renégociées. Les conditions de travail des salariées sont alors, dans une large mesure, dans les mains de l'Etat. Après l'armistice, le régime de Vichy reprend à son compte tous pouvoirs de contrôle sur le marché du travail et la gestion du personnel dont se sont dotés les gouvernements précédents. Son action est alors loin d'être une parenthèse de l'histoire. Entre 1941 et 1943 est, en effet, entamée une profonde redéfinition des hiérarchies professionnelles et des principes de rémunération des salariées. Les autorités allemandes, qui, dans ce domaine, encadrent strictement les décisions françaises, ne permettent qu'une réalisation partielle de ces projets avant la Libération. Mais ces derniers sont directement repris à la Libération. Ils ont préparé la refonte des classifications professionnelles dans les grilles dites "Parodi", effectuée entre 1945 et 1947, et ont posé les bases du SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti), créé en 1950. Les gouvernements qui se succèdent entre 1944 et 1950 rétablissent aussi progressivement la législation sociale de 1936 et la liberté salariale. C'est aussi à cette époque que le Grand Bazar parvient à trouver des solutions aux profondes difficultés dans lesquelles l'avaient plongé la crise économique des années 1930 redoublée par les problèmes d'approvisionnement nés de la guerre puis de l'Occupation.

En 1951 s'ouvre alors une nouvelle période. De nouveaux modes d'emploi doivent être définis, qui entérinent toutes les modifications intervenues depuis 1936 en matière de droit du travail. Au Grand Bazar, le cadre de ces modifications est renouvelé : affilié à la SAPAC (société anonyme parisienne d'achats en commun), le magasin propose désormais la collection des magasins Prisunic. 1974 constitue la rupture suivante en matière de mode d'emploi et le terme de cette étude. Les premières lois qui, au début des années 1970, réglementent les contrats à durée déterminée et le travail à temps partiel entraînent un profond remaniement des modes d'emploi au Grand Bazar en 1974. Au 1er septembre, tous les contrats de travail sont renouvelés pour tenir compte de ces nouvelles règles. La recherche s'est alors arrêtée là pour deux raisons. La composition des dossiers de personnel, dont sont absentes toutes les salariées encore actifs ou actives au Grand Bazar en 1997, pose d'abord un problème de représentativité des sources pour l'étude de la période la plus contemporaine. Ensuite, chercher par d'autres moyens, ceux de la sociologie en particulier, à poursuivre cette recherche, n'aurait, alors, fait que redoubler des études sociologiques qui existent déjà. Elles ont observé le développement du temps partiel et des contrats à durée déterminée dans le commerce depuis le milieu des années 1970, au moment où ces formes d'emploi étaient censées naître. Cette recherche s'arrête au moment où, en fait, elles s'inscrivent dans le langage.