2/ les articles vendus

Lorsque le Grand Bazar ouvre ses portes, en 1886, l'espace de vente s'étend sur le rez-de-chaussée et le premier étage du bâtiment. Les rayons sont au nombre de douze – ils sont numérotés de 1 à 12, ces numéros servent à les désigner, sur les bulletins d'admission des salariées comme dans les délibérations du conseil d'administration –, auxquels il faut rajouter huit comptoirs145 "prix fixes". L'existence de ces derniers n'est pas justifiée, comme pour les autres rayons, par un type particulier de marchandises. Y sont, en effet, rassemblés des objets de tous les rayons, qui sont simplement vendus au même prix, de 5 centimes à 2 francs146. Il n'est jamais question de tels comptoirs dans les grands magasins. Ils sont en revanche caractéristiques des magasins à prix uniques, dont les premiers sont créés à cette époque aux Etats-Unis : Franck Woolworth ouvre son premier magasin en 1879 et ne sera imité que bien plus tard en Europe147. De même que les grands magasins n'ont inventé ni le prix marqué, ni l'entrée libre148, les techniques de vente des magasins à prix uniques se contentent peut-être de systématiser une pratique qui existait auparavant. La présence de ces comptoirs à prix uniques montre peut-être, comme le suggèrent Dominique Mathieu-Hubert et Françoise Loisel, la volonté du conseil d'administration du Grand Bazar, en particulier celle d'Henry Perrot, son président qui est aussi directeur des Deux Passages, d'attirer une clientèle différente de celle qui fréquente les Deux Passages, plus populaire149. Elle signifie surtout que la direction de la société souhaite installer le Grand Bazar sur un créneau commercial différent de celui des Deux Passages pour que les deux magasins ne se fassent pas concurrence. La composition des rayons en apporte une preuve supplémentaire.

La nouveauté, à laquelle les Deux Passages sont consacrés, n'occupe pas une place centrale au Grand Bazar. Elle concerne d'abord un nombre minoritaire de rayons, quatre sur les douze. L'un regroupe la bonneterie, la chemiserie et les chapeaux, un autre la confection et la mode, les deux derniers la lingerie et les tissus. Symboliquement d'ailleurs, les numéros qui leur sont attribués, de 8 à 11, sont presque les derniers de la liste. Dans l'espace du magasin, ensuite, seuls les tissus sont installés au rez-de-chaussée en 1886150. Inversement, les rayons mis en évidence, les premiers rencontrés par les clientes lorsqu'elles et ils pénètrent au Grand Bazar, sont les articles de "bazar" : les jouets (R1), la maroquinerie, papeterie et vannerie (R2), la quincaillerie, qui rassemble les lampes, les accessoires électriques, mais aussi le ménage – les articles de cuisine – (R5). Les derniers rayons sont la parfumerie (R4), au rez-de-chaussée, la bijouterie (R3), la porcelaine, faïence et verrerie (R6), les chaussures (R7) et les meubles – avec la literie – (R12), qui sont à l'étage, à l'exception de quelques bronzes et porcelaines, suspendus comme décoration près des entrées et la "bijouterie de luxe".

Les rayons ne regroupent pas toujours des marchandises très homogènes et le développement de certains de leurs comptoirs peut alors amener la direction du magasin à opérer des scissions. Ainsi, les articles de sellerie et les "accessoires pour automobiles", rattachés aux tissus jusqu'en 1904, deviennent-ils, à cette date, un rayon autonome151. En 1908, c'est au tour de la mercerie d'être séparée du rayon jouets152. Des comptoirs plus petits peuvent en revanche être déplacés d'un rayon à un autre pour des raisons de localisation, c'est par exemple le cas des couronnes mortuaires, qui passent du rayon mode à celui de la parfumerie, sans que l'homogénéité y gagne153. Des mouvements de fusion sont aussi possibles, lorsque l'activité de certains rayons ralentit. En 1908, celui de la confection pour hommes, créé quelques années après l'ouverture du magasin, est réuni à la bonneterie154.

Les changements qui affectent l'organisation commerciale du Grand Bazar sont cependant relativement peu nombreux jusqu'en 1912. Cette stabilité correspond à celle de la surface de vente du magasin, qui n'augmente guère pendant la période. Deux rayons profitent essentiellement des rares espaces dégagés, les meubles – qui sont même dotés d'un comptoir "toiles cirées et linoléum"155 – et le rayon ménage, quincaillerie156.

Notes
145.

Les "comptoirs" constituent une sous-division de rayon. Ils désignent un ou plusieurs présentoirs de marchandises, regroupant des articles homogènes. Un rayon est composé de plusieurs comptoirs.

146.

ADR, 133J280, reproduction de l'affiche d'ouverture du magasin

147.

Ellen Furlough, "Selling the American Way in Interwar France : Prix Uniques and the Salon des Arts Ménagers", Journal of Social History, 1993 ; Daniel Lefeuvre, "La Grande distribution ou sucre de masse : les magasins à prix uniques dans les années 1930", dans Jacques Marseille (dir.), La Révolution commerciale en France. Du "Bon Marché" à l'hypermarché, Paris, Le Monde Editions, 1997, p.109-120.

148.

Martine Bouveret-Gauer, "De la Boutique au grand magasin ...", contribution citée dans Jacques Marseille (dir.), ouvrage cité, p.19-40.

149.

Françoise Loisel et Dominique Mathie-Hubert, maîtrises citées.

150.

L'emplacement des différents rayons à l'ouverture du magasin est essentiellement connue par la description de l'article cité, "A travers Lyon".

151.

ADR, 133J004, PV du CA du 23 septembre 1904.

152.

Idem, PV du CA du 4 mai 1908.

153.

ADR, 133J003, PV du CA du 16 mars 1898.

154.

ADR, 133J004, PV du CA du 4 mai 1908.

155.

ADR, 133J003, PV du CA du 23 janvier 1899.

156.

ADR, 133J004, PV du CA du 8 mai 1906 et 16 juillet 1910.