1/ 1912-1914 : de nouvelles orientations

Pour permettre l'agrandissement des rayons, la direction du Grand Bazar décide d'abord de surélever le bâtiment d'un étage196. L'autorisation est obtenue des services municipaux en même temps que celle concernant la salle sous la rue Tupin, mais les travaux ne sont entamés qu'une fois les sous-sols terminés, en janvier 1913197. C'est l'occasion de réaménager l'espace intérieur du magasin, en particulier de changer l'escalier qui relie le rez-de-chaussée au premier étage, toujours dans le but de gagner de l'espace pour la vente198. En août 1913, les bureaux, provisoirement installés rue Tupin, sont ramenés dans l'immeuble principal, au 3e étage, et le 2e étage est alors ouvert à la vente199 – voir les reproductions n°5 et 6. Mais la croissance de l'activité du magasin se traduit aussi par une augmentation nécessaire de la place affectée aux réserves des rayons. Deux locaux, rue du Bât-d'argent et rue Commarmot, destinés à servir d'entrepôts pendant les travaux de surélévation de l'immeuble, sont alors conservés par la suite200. Un autre est encore loué l'année suivante, rue Grôlée, contigu à ceux existant aux 9 quai de l'Hôpital et 5 rue Jussieu et mis en communication avec eux201.

Tous ces agrandissements sont destinés à la vente de nouvelles marchandises. Trois mois après son arrivée, le nouveau directeur du Grand Bazar suggère au conseil d'administration de vendre deux types de produits, qu'il a vu se développer avec succès dans des magasins parisiens : les meubles de bois blanc et les articles d'hygiène202. Ces derniers doivent meubler la salle de bain qui commence seulement à apparaître dans les logements français du début du 20e siècle. Significatif d'une acculturation encore faible de la population aux gestes de l'hygiène corporelle est l'emploi de l'expression "rayon d'hydrothérapie" pour désigner ces articles203. Les premiers agrandissements des sous-sols leur sont alors consacrés : c'est "une salle de bain en démonstration" qui est installée sous la rue Tupin pour les fêtes de 1912, "très remarquée par la clientèle" d'après Fernand Pariset204. Investissant un autre créneau commercial novateur, Pariset pousse le développement du comptoir "électricité". A côté des lampes, lustres, sonnettes et téléphones, on peut aussi acheter, au Grand Bazar, tout le matériel nécessaire à la construction ou à la réparation d'appareils électriques : des piles, des fils électriques, des bornes, des douilles, des isolants, des petits moteurs, des appareils d'induction. Des "manuels, guides, plans de pose pour l'électricité" sont aussi proposés205.

Pour promouvoir ces innovations commerciales et rentabiliser les investissements consentis, Fernand Pariset multiplie les ventes promotionnelles. La vente à prix réduits des "marchandises défraîchies" a toujours existé au Grand Bazar, comme sans doute dans l'ensemble des grands commerces. La rotation rapide des stocks, qui est à la base du fonctionnement du grand commerce206, passe par la liquidation régulière des invendus. La direction porte une attention particulière au renouvellement des stocks et s'enquiert régulièrement des articles à déprécier207. Pariset n'innove donc pas mais systématise cette pratique en organisant chaque année les "soldes du mois de juin" ou le "blanc" en janvier208. Mais, pour faire connaître les nouveaux produits, il organise aussi des "ventes réclames". Les premières ont lieu dès le printemps 1912. Il s'agit de "donner successivement, pendant une semaine, toutes les banquettes de la place des Cordeliers – voir les reproductions n°3 et 4 – aux divers rayons occupant le sous-sol ou le premier étage pour arriver à les faire connaître et apprécier", ces ventes étant annoncées par une publicité particulière209. Leur succès est tel que la direction décide d'en organiser régulièrement. En juin 1912 sont prévues des ventes pour les rayons quincaillerie, ménage et voyage, en juillet, c'est le tour de la parfumerie et des chaussures210. Au début de l'année 1913, après les fêtes, elles recommencent avec la maroquinerie et la parfumerie, en février, suivent les chaussures, la porcelaine, la ganterie et les fleurs en mars et la vannerie en mai211. Puis une variante est tentée, en juin 1913, avec des ventes spéciales à "prix fixes" qui, toujours installées à l'extérieur, réunissent des articles des différents rayons, vendus au même prix, 0,75F en juin 1913 par exemple. C'est encore une réussite, qui incite le Grand Bazar à en prévoir d'autres pour janvier puis juin 1914212. L'objectif initial – la promotion de nouveaux rayons – n'est rapidement plus l'unique motif de ces ventes. Certaines, organisées aux moments classiques des soldes, permettent la liquidation des vieux stocks, les autres, toujours présentées comme exceptionnelles, font augmenter le chiffre d'affaires.

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Reproduction n°3 : Carte postale – Vue du Grand Bazar, angle sud-ouest[entre 1900 et 1912]
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Reproduction n°4 : Carte postale – Vue du Grand Bazar, angle nord-ouest[entre 1900 et 1912]
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Reproduction n 5 : Photographie du Grand Bazar pendant les travaux d’élévation de l’immeuble, en 1913
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Reproduction n°6 : Carte postale – Vue du Grand Bazar après les travaux de surélévation de l’immeuble, angle nord-ouest

Fernand Pariset entend, enfin, soutenir la vente des nouveaux produits, dont certains sont lourds et volumineux, en développant un efficace service de livraisons. Comme tous les grands magasins, le Grand Bazar propose à ses clients de livrer leurs achats à domicile213. A ses débuts, le magasin ne possède pas ses propres voitures mais utilise celles d'une société de transport, qui met aussi à sa disposition des cochers. Il loue d'abord deux voitures à deux chevaux, puis trois "omnibus à un cheval et une tapissière pour les objets volumineux" à partir de 1893214. L'importance du service est alors telle qu'après avoir changé d'entrepreneur en 1903215, le magasin décide d'acheter sa propre voiture, automobile, en 1906, qui doit faire les "transports en banlieue"216, les autres continuant donc à effectuer les livraisons sur Lyon. Un mois après sa mise en route, le conseil se réjouit qu'étant "très remarquée, elle [fasse] une réclame utile au magasin"217. A l'arrivée de Pariset, le service est d'abord intensifié pour la périphérie lyonnaise. Son rayon d'action est ensuite étendu "aux centres voisins de Givors, Rive-de-Giers, L'Arbresle, Tarare, Anse, Trévoux, Villefranche, La Verpillère, Bourgoin, Jallieu, Sainte Colombe, Vienne", compris dans un périmètre de 40 kilomètres autour de Lyon218. Ces villes sont desservies une fois par semaine. Pendant la guerre, les livraisons hors-ville sont moins nombreuses, mais le Grand Bazar s'équipe de camions, plus rentables que les voitures219. Le service n'est pas réorganisé dans les années 1920. L'augmentation de la surface de vente provoque une activité accrue, mais la direction cherche à en limiter au maximum les frais220. Le succès du magasin ne passe apparemment plus par là.

Les travaux de transformation du magasin effectués en 1912-1913 maintiennent les bénéfices stables, contrairement au chiffre d'affaires qui progresse. L'entrée en guerre, qui survient un an plus tard, empêche dans un premier temps que les investissements consentis portent leurs fruits. Le chiffre d'affaires chute de 110 millions en 1914 à 80 millions l'année suivante et les bénéfices de 12 à 10,25 millions en 1915 puis 10 millions en 1916 – les résultats sont là convertis en francs de 1986. Mais le chiffre d'affaires est, à cette date, revenu à plus de 90 millions et s'envole à plus de 160 millions en 1917, puis 200 millions en 1918. Le magasin atteint là un chiffre d'affaires qu'il ne parviendra plus jamais par la suite à égaler. En 1917 et 1918, le Grand Bazar fait aussi les plus gros bénéfices de son histoire, plus de 15 millions de francs.

Notes
196.

ADR, 133J005, PV du CA du 12 janvier 1912.

197.

Idem, PV du CA du 15 janvier 1913.

198.

Idem, PV du CA du 7 mai 1913.

199.

Idem, PV du CA du 2 août 1913.

200.

Idem, PV des CA des 14 mars 1912 et 21 mai 1912.

201.

Idem, PV du CA du 27 novembre 1913.

202.

Idem, PV du CA du 9 avril 1912.

203.

Voir Jean-Pierre Goubert, La Conquête de l'eau, Hachette, 1987, 302 p.

204.

ADR, 133J005, PV du CA du 21 mai 1912, 7 août 1912 et 13 janvier 1913.

205.

ADR, 133J280, Catalogue spécial éclairage, non daté, mais qui est paru entre 1913 (l'immeuble du magasin dessiné en couverture a déjà été surélevé) et 1918 (l'adresse du magasin ne mentionne que le 31 rue de la République).

206.

Michael Miller, ouvrage cité, chapitre 2.

207.

ADR, 133J002, PV du CA du 8 novembre 1890 et du 27 août 1892.

208.

Dont on a mention pour 1912, 1913 et 1914. ADR, 133J005, PV des CA des 7 juin 1912, 11 mars 1913, 12 juillet 1913.

209.

ADR, 133J005, PV du CA du 9 avril 1912.

210.

Idem, PV des CA des 21 mai 1912 et du 13 juillet 1912.

211.

Idem, PV des CA des 15 février 1913, 11 mars 1913, 7 mai 1913.

212.

Idem, PV des CA des 12 juillet 1913 et 14 janvier 1914.

213.

Il est toujours question des clientes qui se font livrer leurs achats lorsqu'on parle des grands magasin. Voir L. Marcillon, Trente ans de vie de grand magasin, ouvrage cité, ou Michael Miller, p.57.

214.

ADR, 133J002, PV du CA du 26 juin 1893.

215.

ADR, 133J003, PV du CA du 20 octobre 1903.

216.

ADR, 133J004, PV du CA du 10 octobre 1906.

217.

Idem, PV du CA du 20 novembre 1906.

218.

ADR, 133J005, PV du CA du 11 mars 1913 et du 14 janvier 1914.

219.

Idem, PV du CA du 4 avril 1916.

220.

ADR, 133J006, PV du CA du 15 avril 1920 et du 8 avril 1921.