2/ la guerre

L'importance des affaires réalisées par le magasin au cours de la Première Guerre mondiale, soit dans un contexte économique particulier, réorganisé autour des objectifs de la guerre, s'explique par plusieurs facteurs.

Les chiffres semblent d'abord donner raison aux récriminations de la population qui, pendant la guerre, accuse les commerçants de s'enrichir en profitant de la hausse des prix pour augmenter encore leurs marges. Les prix de détail sont multipliés par 2,5 environ entre 1914 et 1918221. Ensuite, le Grand Bazar souffre sans doute moins de la réorganisation industrielle liée à la guerre que les magasins spécialisés dans la nouveauté. Les rayons développés, l'électricité en particulier, font appel à des secteurs industriels en extension, contrairement au textile222. D'ailleurs, le magasin ne rencontre pas de problèmes d'approvisionnement particuliers, si l'on en croit les délibérations du conseil d'administration qui n'abordent quasiment pas le sujet. Mais encore faut-il pouvoir écouler ces marchandises. La situation de la consommation pendant la guerre est quasiment inconnue. L'évolution des salaires a été très inégale selon les secteurs mais le pouvoir d'achat de la population n'a pas nécessairement reculé223. Il est donc possible qu'après le choc de l'entrée en guerre et de la mobilisation, une consommation assez normale ait repris, d'autant que Lyon n'a pas été entièrement dépeuplée de ses habitants masculins par la mobilisation. Pour faire fonctionner l'industrie lyonnaise, qui occupe une place importante dans l'économie de guerre, avec les délocalisations et la conversion d'entreprises comme Berliet pour la production de guerre, de nombreux ouvriers ont été rapatriés du front.

Mais le Grand Bazar a aussi profité de l'opportunité qui lui a été offerte de participer au ravitaillement des troupes. A partir de la fin de l'année 1914, les armées alliées et allemandes se font face, dans des tranchées qui vont de Dunkerque au sud des Vosges. Durant l'année 1915, chacun des deux camps tente de percer la défense adverse sans succès décisif d'un côté ou de l'autre. En décembre 1915, le maire de Lyon est chargé d'organiser, dans sa région, le ravitaillement des soldats de la 7e Armée, qui occupe la dernière position au sud-est de la ligne de front. Le Grand Bazar fait partie du groupement lyonnais et installe des entrepôts à Belfort et Remirmont224. A chacun d'eux est rattaché un camion, mis à disposition de la société par l'Etat pour rejoindre les corps de troupes dans les villages où ils sont au repos. Le prix de vente des articles est identique à celui de Lyon et un catalogue est distribué dans les régions parcourues225. Les articles et équipements militaires sont présents – sacoches, porte-cartes, cravaches, étuis pour pistolets, sangles, couvertures – mais n'occupent qu'une faible place parmi les produits proposés, où sont représentés la quasi totalité des rayons du magasin : brosserie, parfumerie, bonneterie pour hommes, chaussures et accessoires, coutellerie, articles de fumeurs, jeux, ménage, papeterie, optique, photographie, quincaillerie, porcelaine, un rayon alimentation très important et même des articles "voyages", avec sacs à dos, "coussins de voyages" ou "douches camping"226. Les dépôts sont prêts dès janvier 1916227. Leurs bons résultats amènent la direction du magasin à accepter, en mai 1916, une proposition du même ordre, mais pour un autre front, dans les Balkans. Quelques mois plus tôt, alors que les forces austro-allemandes s'apprêtaient à attaquer la Serbie, les Alliés installent, en violation de la neutralité grecque, un corps expéditionnaire à Salonique. La Bulgarie rejoint les puissances centrales et les Alliés ne peuvent éviter la défaite de la Serbie, dont les soldats se replient sur Salonique. D'autres armées sont cependant envoyées en Grèce – la France, en particulier, occupe la ville de Corfou, sur l'Adriatique. C'est à Salonique – ou Thessalonique – qu'est ouvert, en juillet 1916, le premier entrepôt du Grand Bazar, fonctionnant dans les mêmes conditions que ceux du nord de la France228. Les comptoirs se multiplient l'année suivante. En Grèce d'abord, plusieurs sont installés en Macédoine qui sont sous la direction de celui de Salonique et un autre important, est créé à Corfou, qui est indépendant229. En France ensuite, si l'entrepôt de Remirmont est déplacé d'une cinquantaine de kilomètres à l'Est, à Bussang, pour être rapproché des troupes, un autre local est ouvert à Corcieux230 et un camion est basé à Saint-Nazaire pour l'armée américaine231.

L'activité de ces comptoirs est suffisamment importante pour que soit loué, à Lyon, un local particulier pour leurs réserves232. Un "employé spécial" est même embauché à Marseille pour faire les achats et suivre les expéditions destinées à Salonique233. L'ampleur des magasins grecs, en particulier, fait qu'il est difficile de les diriger depuis Lyon. Martineau, rapidement remplacé par Joseph Letellier234, son second au rayon ménage, est alors envoyé à Salonique et Alain Jouve, chef du rayon bonneterie, à Corfou235. Dès novembre 1916, soit moins de six mois après son ouverture, travaillent déjà à Salonique 18 personnes, qui "ne peuvent [cependant] suffire au travail"236. Marius Dabet, entré comme vendeur au Grand Bazar en juin 1916, est le seul salarié "B" pour lequel est mentionnée une mutation à Salonique. Son départ n'est pas daté, mais il est de retour le 1er mai 1917237. En revanche, 10 "B" sont recrutées directement pour la Grèce : une vendeuse à Corfou, huit vendeurs et une "employée" à Salonique. Les deux femmes ne sont cependant embauchées qu'après la fin de la guerre, Colette Désart en 1919 et Denise Duclos en 1920238. Ce sont donc des hommes qui sont envoyés près du front pendant la guerre, qui rentrent tous en France avant la fin de l'année 1918. Pourtant, si tous les "camions-bazars" situés en France sont supprimés à l'été 1918239, les services de Grèce sont, eux, réorganisés240. Des femmes prennent alors la succession des hommes jusqu'à la décision de liquider Salonique, prise à l'automne 1920 et effective au début de l'année 1921241.

Il est impossible de mesurer l'importance de tous ces comptoirs dans les résultats réalisés par le Grand Bazar pendant la guerre. Le nombre de personnes mobilisées montre cependant que l'activité a dû être soutenue. Quelle qu'en soit l'origine, la croissance des bénéfices et du chiffre d'affaires au cours de la guerre amène la direction du magasin à projeter des agrandissements qui sont réalisés à peine le conflit terminé. Contrairement à l'industrie, le commerce n'entre pas dans une phase de reconversion en 1919-1920.

Notes
221.

Alfred Sauvy, Histoire économique de la France entre les deux guerres, tome 1 (1918-1931), Fayard, 1965, p.315.

222.

François Caron, Histoire économique de la France, XIXe-XXe siècles, A. Colin, 1995, p.183-186.

223.

Alfred Sauvy, ouvrage cité, p.344.

224.

ADR, 133J005, PV du CA du 28 décembre 1915. Remirmont se situe dans les Vosges, vallée de la Moselle.

225.

Idem, PV du CA du 28 décembre 1915.

226.

Christophe Matrat, Les Employés du Grand Bazar de Lyon, 1886-1938, maîtrise dactylographiée, université Lyon 2, 1988, annexes p.L, reproduction d'un document intitulé "Service des camions-bazars du Grand Bazar de Lyon, approvisionnement des bases américaines, Saint-Nazaire".

227.

ADR, 133J005, PV du CA des 19 janvier et 23 février 1916.

228.

Idem, PV du CA du 24 mai, 29 juin et 11 juillet 1916.

229.

Idem, PV du CA du 27 novembre 1917.

230.

Idem, PV du CA du 21 août 1917.

231.

Idem, PV du CA du 10 juillet 1917.

232.

Idem, PV du CA du 29 juin 1916.

233.

Idem, PV du CA du 28 décembre 1916.

234.

Les noms de toutes les cheffes de rayon et de service comme ceux de leurs adjointes ont été modifiés, à l'exception de Lefèvre, Magnier, Martinet et Martineau, car tous les quatre accèdent aux plus hautes fonctions du magasin, sous-directeurs et directeurs.

235.

ADR, 133J005, PV du CA du 24 mai, 8 août 1916 et 27 novembre 1917.

236.

Idem.

237.

ADR, 133J204, B7bisn°31 et 133J190, RES1, entré le 30 juin 1916.

238.

ADR, 133J191, respectivement : RES2n°508, entrée le 15 janvier 1919 et RES2n°539, dont la date d'entrée n'est pas mentionnée mais, les inscriptions sur le RES se faisant dans l'ordre chronologique, Denise Duclos entre après le 12 avril 1920.

239.

ADR, 133J006, PV du CA du 8 août 1918.

240.

Idem, PV du CA du 22 octobre 1918.

241.

Idem, PV des CA des 17 septembre 1920 et 27 janvier 1921.