3/ 1918-1930

Pendant la guerre, l'extension du magasin des Cordeliers est suspendue. L'activité ne faiblit pourtant pas et le magasin se dote de nouvelles réserves en 1917, au 8 quai de l'hôpital – elles jouxtent celles qui existent déjà –, puis aux 85 et 86 quai Pierre Scize l'année suivante et enfin rue Boileau en 1920242. Dès 1917, les rayons réclament aussi plus d'espace et les services de l'expédition sont à l'étroit au rez-de-chaussée du 38 rue Tupin. L'attention de la direction se porte alors sur des locaux contigus aux services existants, qui permettraient de les agrandir à moindre coût. La parcelle de terrain située entre les rues Grôlée, Ferrandière, République et Tupin, où le Grand Bazar a déjà pris pied et qu'il a reliée à l'immeuble principal par les sous-sols, est alors toute désignée. Si les démarches entreprises en 1917 s'avèrent infructueuses, la première location intervient pourtant en septembre 1918, pour le rez-de-chaussée et le sous-sol du bâtiment situé à l'angle des rues Grôlée et Tupin243. En moins de trois ans, le magasin va alors s'étendre sur une grande partie de la parcelle (voir le croquis "Agrandissements du Grand Bazar") : en 1918, l'immeuble du 35 rue de la République est loué, en 1919, c'est au tour des 4 rue Grôlée, 27 et 29 rue Ferrandière et 41 rue de la République et, en 1920, des 6 rue Grôlée, 43 rue de la République et 25 rue Ferrandière. Deux bâtiments sont même achetés, au 35 rue de la République et 29 rue Ferrandière244. Les rez-de-chaussée et sous-sols de tous ces locaux sont progressivement aménagés pour la vente. Les travaux homogénéisent l'espace au maximum, en utilisant les interstices. Après autorisation municipale, le passage sous la rue Tupin est agrandi par l'ouverture d'une autre salle, située entre l'immeuble principal et l'angle des rues Grôlée et Tupin – voir croquis245. Le Grand Bazar se trouve aussi seul locataire des rez-de-chaussée donnant sur une cour intérieure du deuxième îlot (indiquée sur le croquis). Celle-ci est alors couverte et devient une excroissance du service des expéditions246. A côté, l'espace de vente est encore agrandi par la mise en communication des locaux des 6 rue Grôlée et 35 rue de la République247. Parallèlement, l'immeuble principal est transformé pour que tous les étages soient consacrés à la vente. En 1920, les bureaux de la société sont transférés aux étages du 35 rue Tupin. Le 3e étage qu'ils libèrent est alors aménagé pendant l'été, en particulier par la pose d'un escalier similaire à celui des étages inférieurs, et ouvert à la vente en octobre248. Pour faciliter les passages d'un bâtiment à l'autre, la direction projette même la création d'une galerie au-dessus de la rue Tupin, qui ne sera finalement pas autorisée par la mairie249.

Dans le prolongement des orientations prises dès 1912-1913, tous ces agrandissements sont destinés au développement des rayons "bazar". Avant la guerre, la vente des nouveaux produits (hydrothérapie et meubles) a été confiée au rayon ménage et quincaillerie, en partie à cause de sa situation dans le magasin : il occupe les sous-sols en prolongement desquels sont construites les nouvelles salles, en 1912-1913. Mais en 1917, devenu trop important, il doit être scindé. Il donne alors naissance à trois autres rayons : des articles de ménage sont séparés la "photo" et tous les accessoires photographiques d'abord, l'électricité et l'éclairage ensuite et enfin la quincaillerie et l'hydrothérapie250. Les locaux du deuxième îlot, progressivement aménagés entre 1918 et 1922, sont affectés en priorité à ces mêmes rayons. Les comptoirs de quincaillerie, buanderie et cave, sont transférés au 27 rue Ferrandière, aux rez-de-chaussée et sous-sols ; la droguerie et la peinture se

développent aux sous-sols du 6 rue Grôlée. Chacun d'eux devient alors un rayon indépendant du rayon hydrothérapie et chauffage, qui reste en place dans les sous-sols de l'angle des rues Grôlée et Tupin251. Au 35 rue Tupin, c'est un rayon d'articles de voyage qui est installé et séparé de la maroquinerie252. La parfumerie – qui comprend aussi tous les articles de toilette, savons, peignes, dentifrice253 – se voit octroyer le 43 rue de la République. Les comptoirs d'alimentation et de confiserie, qui lui étaient jusque là attachés, constituent un rayon autonome et prennent place au 35 rue de la République254. Tous les nouveaux locaux ne donnent cependant pas lieu à des scissions de rayon. La chaussure est ainsi simplement déplacée au rez-de-chaussée de la rue Grôlée255. Le rayon mercerie, qui a hérité des dentelles et du blanc, est le seul rayon de nouveautés transféré dans la nouvelle parcelle. C'est pourtant moins pour en développer la vente que pour profiter des habitudes de la clientèle, puisqu'il se substitue à un commerce de mode256. Le magasin profite aussi de l'espace qui est désormais à sa disposition pour installer un salon de thé, à l'entresol du 35 rue de la République257. Il propose un petit déjeuner de 8 à 10 heures, un "déjeuner-lunch à prix fixe (8 F sans le vin)" de 11 à 13 heures et le thé de 15 à 18 heures258. Les agrandissements du bâtiment principal profitent avant tout à la vente de meubles. L'ouverture du troisième étage permet en effet la création d'un second rayon de meubles, qui prend le numéro "18". Y sont débités les "meubles de jardins, meubles métalliques, ameublements de salon, sièges en tous genres, petits meubles et chaises d'enfant". Il récupère ainsi des articles – en particuliers les meubles de jardins – qui dépendaient du rayon ménage et d'autres de l'ancien rayon meubles, qui porte toujours le numéro "12". Ce dernier, resté au deuxième étage, conserve la literie, les ameublements de chambre à coucher, de salle à manger, de bureau, les glaces, tables de toilettes et tapis259.

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Agrandissements du Grand Bazar – 1902-1927

Le développement des articles de bazar s'accompagne alors d'un désintérêt croissant pour la nouveauté. Les rayons d'où sont issus les sous-directeurs du Grand Bazar en témoignent d'ailleurs : Fort, le premier sous-directeur, était chef des tissus, Martineau, nommé en 1916, est chef du rayon en plein essor, ménage et quincaillerie. La perte d'importance de la nouveauté n'est pas seulement relative : le nombre de rayons qui lui sont consacrés diminue au moment où ceux d'articles "bazar" se multiplient. Les rayons "confection pour hommes" et "tissus" sont ainsi supprimés en 1913, au départ de leur chef (Clamarin dirigeait les deux rayons). La confection est transférée au rayon bonneterie et les tissus au rayon mercerie, avec la dentelle260. Pendant la guerre, le rayon lingerie est supprimé et les articles débités avec la confection pour dames et la mode261. Enfin, lorsqu'en 1928, Elisabeth Moretton, cheffe des dentelles et mercerie, s'en va, elle n'est pas remplacée et son rayon est supprimé, c'est l'occasion d'un nouveau remaniement dans la nouveauté262. Au début des années 1930, le Grand Bazar compte 20 rayons, dont deux seulement sont consacrés à la nouveauté.

Pour faire connaître tous les nouveaux articles du "bazar", le Grand Bazar recourt à nouveau, comme avant la guerre, aux ventes réclames, dont la fréquence de 1912-1913 est rapidement retrouvée et même dépassée263. Elles ne suffisent pourtant pas à prévenir la chute des résultats du magasin de 1919 à 1922. L'immédiat après-guerre marque, comme pour l'ensemble de l'économie française, une période de repli. Le chiffre d'affaires, qui culmine à plus de 200 millions (en francs constants de 1986) en 1918, tombe à 110 millions de francs en 1920264. Le cours du franc s'effondre sur le marché des changes au début de l'année 1919, lorsque les Anglais et les Américains cessent de le soutenir. Les prix continuent pourtant de croître en 1919 avant de baisser pendant deux ans, de 1920 à 1922265. Cette situation a sans doute un effet néfaste sur la consommation des particuliers et explique la diminution du chiffre d'affaires. Les importantes dépenses engagées par le Grand Bazar depuis 1918 pour son agrandissement grèvent alors considérablement les bénéfices. Ces derniers subissent aussi la mise en place de l'importante réforme fiscale entamée par l'Etat à la fin de la guerre pour éponger ses dettes. Après la création de l'impôt sur les bénéfices de guerre en 1917, le système d'imposition est profondément modifié par la loi du 25 juin 1920. Celle-ci crée l'impôt sur le revenu, avec une taxation particulière des bénéfices industriels et commerciaux et une taxe sur le chiffre d'affaires, qui frappe la quasi totalité des transactions au taux de 1,1%266. De leur apogée à 15 millions en 1918, les bénéfices chutent alors à 300 000 francs en 1922 (en francs constants de 1986). Ils redémarrent cependant avant le chiffre d'affaires – qui continue à baisser jusqu'à 95 millions en 1924 – pour atteindre presque 6 millions de francs en 1925. Ils diminuent à nouveau un peu par la suite, les alourdissements fiscaux, tels que la création de la taxe d'apprentissage, puis l'augmentation générale du taux des impôts indirects en 1926 (dont la taxe sur le chiffre d'affaires) y sont sans doute pour beaucoup. Le chiffre d'affaires est alors à peu près stable, avant de remonter à partir de 1927 pour atteindre un peu plus de 120 millions en 1930.

Ces difficultés économiques stoppent alors les extensions du Grand Bazar. Après 1921, seuls deux nouveaux locaux sont loués : les sous-sols du 39 rue de la République, qui prolongent ceux existant et permettent leur extension, en 1926, et le rez-de-chaussée du 37 rue de la République, l'année suivante267. L'immeuble principal subit aussi de nouvelles modifications à la fin de la décennie. En 1926, est prise la décision d'ouvrir un étage supplémentaire à la vente, le quatrième et dernier, qui doit être abrité d'un toit vitré, soutenu par une charpente métallique. Les travaux engagés comprennent aussi l'installation d'un grand ascenseur desservant tous les étages. La salle, ouverte à la vente au printemps 1928, permet une extension supplémentaire du rayon meubles ("18")268. L'année suivante, une galerie qui fait le tour du hall central est construite à mi-hauteur entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Les 470 m² supplémentaires, qui sont alors disponibles au début de l'année 1930, donnent naissance à un grand rayon "papeterie" autonome, qui rassemble les fournitures de bureau, la librairie, mais aussi des "phonographes, disques, instruments de musique et accessoires"269.

Ces travaux sont les derniers agrandissements du magasin. La taille alors atteinte est conservée jusqu'au milieu des années 1930. Jamais plus par la suite le Grand Bazar n'aura une telle importance.

Notes
242.

ADR, 133J005, PV du CA du 9 mai 1917 et 133J006, PV des CA des 22 février et 11 juin 1918 et du 15 juin 1920.

243.

ADR, 133J005, PV du CA du 20 juin 1917 et 133J006, PV du CA du 30 septembre 1918.

244.

ADR, 133J006, PV des CA des 26 novembre 1918, 27 décembre 1918, 11 mars 1919, 11 avril 1919, 17 juin 1919, 5 novembre 1919, 11 décembre 1919, 7 janvier 1920, 5 février 1920, 19 mars 1920, 15 avril 1920.

245.

Idem, PV du CA du 18 février 1919 et du 19 mars 1920.

246.

Idem, PV du CA du 5 novembre 1919.

247.

Idem, PV des CA des 28 février et 16 juin 1922.

248.

Idem, PV du CA des 15 avril et 25 août 1920.

249.

Idem, PV du CA du 23 février 1921 et 18 janvier 1922.

250.

ADR, 133J005, PV du CA du 21 août 1917.

251.

ADR, 133J006, PV du CA du 6 mai 1919, 8 avril et 25 août 1921.

252.

Idem, PV du CA du 26 novembre 1918, 27 décembre 1918 et 9 septembre 1919.

253.

ADR, 133J280, catalogue Tout pour la maison, 1934.

254.

ADR, 133J006, PV du CA des 19 mars 1920, 23 février, 8 avril et 25 août 1921.

255.

Idem, PV du CA du 6 mai 1919.

256.

Idem, PV du CA du 28 février 1922.

257.

Idem, PV du CA du 22 mai et 16 juin 1922.

258.

ADR, 133J280, catalogue Tout pour la maison, 1934.

259.

ADR, 133J006, PV du CA des 25 août et 15 octobre 1920.

260.

ADR, 133J005, PV du CA du 2 août 1913.

261.

ADR, 133J006, PV du CA du 9 septembre 1919.

262.

ADR, 133J007, PV du CA du 4 mai 1928.

263.

ADR, 133J006, PV des CA des 6 avril et 11 mai 1918 ; 18 février, 11 mars, 6 mai, 17 juin et 8 juillet 1919 ; 23 février et 16 décembre 1921, 22 mai, 21 juillet et 30 août 1922, 18 avril 1923, 16 janvier 1924 et 133J007, PV du CA du 9 juillet 1924.

264.

Chiffres tirés de la maîtrise de Françoise Loisel, citée.

265.

Alfred Sauvy, ouvrage cité, p.331.

266.

Alfred Sauvy, ouvrage cité, p.378-381.

267.

ADR, 133J007, PV du CA du 14 avril 1926 et des 12 janvier et 12 février 1927.

268.

Idem, PV des CA des 13 octobre 1926, 6 novembre 1926, 9 mars 1927, 4 juillet 1927, 14 décembre 1927 et 7 mars 1928.

269.

Idem, PV des CA des 5 novembre 1929, 17 février, 6 mai et 5 août 1930.