2e chapitre : la gestion de la main-d'oeuvre

Introduction : l'instabilité de la main-d'oeuvre

1/ les temps de présence

Les lacunes des sources, déjà évoquées, concernant les embauches antérieures à 1902 posent aussi problème pour l'analyse des temps de présence des salariées. La durée moyenne des emplois des 37 "B" entrées au Grand Bazar avant 1902 s'élève à 15 ans alors que celle des 213 qui leur succèdent entre 1902 et 1911 (avant l'arrivée de Pariset) est de 3 ans. Les incertitudes sur la composition des registres d'entrées et sorties entre 1886 et 1902 ne permettent pas de savoir dans quelle mesure la stabilité des emplois commencés pendant cette période pourrait être surévaluée. Il convient donc de laisser les embauches antérieures à 1902 à l'écart de toute analyse sur l'évolution des durées de présence au Grand Bazar436.

Les 1 392 "B" embauchées au Grand Bazar entre le 1er janvier 1902 et le 31 août 1936 constituent une main-d'oeuvre globalement très instable. La moitié d'entre elles et eux travaille au Grand Bazar moins de 68 jours. Presque les trois quarts (73,2%) restent moins d'un an (1 012 des 1 382 dont on connaît le temps de présence). A l'opposé, seules 140 (soit 10%) sont présentes au magasin plus de cinq ans. La durée moyenne de ces embauches est alors inférieure à deux ans. Ces données ne sont cependant pas absolument constantes sur toute la période. Deux phases se distinguent, séparées par la Première Guerre mondiale. De trois ans avant 1914, la durée moyenne des embauches tombe à 1,5 an entre 1920 et 1936. La médiane connaît en revanche le mouvement inverse : de 37 jours pour les "B" recrutées au Grand Bazar entre 1902 et 1914, elle passe à 65 jours après la guerre. Ces deux variables dessinent une hétérogénéité des emplois plus forte avant qu'après la guerre. Jusqu'à 1914, à l'importance des emplois très courts (moins d'un mois) répondent d'autres emplois bien plus longs, qui élèvent la moyenne des durées de présence à trois ans. Par la suite, l'instabilité est plus générale (il y a moins d'emplois longs : la moyenne baisse), les emplois de quelques mois se répandent. Si évolution il y a, elle reste pourtant toute relative. Un an et demi ou trois ans de travail sont des durées bien faibles en regard d'une vie active. Les emplois commencés avant la Première Guerre mondiale sont donc déjà, dans leur ensemble, très instables. L'évolution du volume de salariées n'est donc pas à l'origine de la flexibilité du personnel.

L'instabilité est installée à tous les postes du magasin, avec des temps de présence moyens qui ne dépassent pas souvent les deux ans ou deux ans et demi et des médianes rarement supérieures à trois mois – voir tableau suivant. Les caissières, caissiers, ouvrières et ouvriers sont les seules non gradées à être globalement un peu plus stables que les autres. Mais rares sont les salariées dont la vie active se déroule pour l'essentiel au Grand Bazar. Celles et ceux qui restent longtemps au magasin sans obtenir une quelconque promotion existent pourtant. On les trouve, là encore, dans tous les services. Joseph Devaux, entré à 29 ans en 1907, est ainsi pendant 33 ans garçon au Grand Bazar437, Auguste Dillon, embauché comme sacochier pour les fêtes de fin d'année en 1927, est ensuite caissier au Grand Bazar jusqu'à sa retraite, en 1971438. D'autres restent aussi jusqu'à la fin de leur carrière au Grand Bazar mais sont entrées plus tard, à plus de 40 ans : Marie Ducosson, vendeuse pendant 18 ans, Joseph Ducoudert, vendeur pendant 17 ans, Joséphine Deschamps, caissière pendant 18 ans, Eugène Dillard, inspecteur pendant 17 ans, Claude Deprez, emballeur pendant 11 ans, Antoinette Dupont, femme de ménage puis réserviste pendant 23 ans439.

Tableau n 9 : temps de présence moyens et médians en fonction du poste d'embauche des salariées "B" recrutées au Grand Bazar entre le 1er janvier 1902 et le 31 août 1936.
Service Poste Nombre d'entrées* Moyenne (en mois) Médiane
(en mois)
Rayons Encadrement 6 120 (10ans) 3 < ; 4 ans et 3 > ; 11 ans
Vendeuse / vendeur 557 19 2
Manutention 139 20 2,5
Ouvrière / ouvrier 36 45 6,5
Plieuse / plieur 45 2 1
Inconnu 9 12 1
Total des rayons 792 20 2
Bureaux Employé-e de bur 192 24,5 3
Caissière / caissier 45 35 16
Dactylographe 4 16 15
Sacochier 29 9 0,75
Total des bureaux 270 25 3
Inspection 51 29 2,5
Garçons 117 37 2,5
Expédition 146 23 2,5
Entretien 6 8 3 < ; 1,5 mois et 3 > ;8 mois
Total 1382 23 2

* Il s'agit du nombre d'embauches qui donnent lieu à un temps de présence connu.

Les salariées embauchées à des postes d'encadrement constituent le seul groupe globalement stable. Cette stabilité est plus généralement celle de l'ensemble des cheffes, sous-cheffes et adjointes de rayon ou de service, qui, pour la plupart, on l'a vu, ont obtenu ces postes par promotion interne, certaines après de nombreuses années de service. Beaucoup parmi elles et eux travaillent alors au Grand Bazar jusqu'à leur mort. Aucun des hommes qui occupent le poste de caissier principal jusque dans les années 1930 n'en part avant : Magnier meurt en 1898, Carrier en 1901 et Marius Mirou en 1921440. On ne sait pas exactement ce qu'il advient de Jacquet, le premier inspecteur principal du Grand Bazar, mais son successeur, Roman, meurt en 1899 et Marty, titulaire de la fonction rétablie en 1905, y reste jusqu'à sa mort en 1923441. Nallet, chef des électriciens, meurt aussi en août 1904, alors qu'il est toujours en activité. Des cheffes de rayon, seule est mentionnée la mort de Joseph Dirat en 1903442. Mais leur stabilité est telle que le conseil d'administration prend des mesures concernant "la limite d'âge permettant aux sous-directeurs et chefs de rayon d'exercer utilement leur fonction", mesures qui n'ont pas d'équivalent pour les autres catégories de salariées443. En 1906, cette limite est fixée, "conformément aux maisons parisiennes", à 58 ans pour les premiers et 55 ans pour les autres. Pourtant, un an plus tard, les intéressées n'en ont toujours pas été informées et aucune mesure n'a été prise "pour des considérations d'ordre particulier" envers Fort, sous-directeur et chef du rayon des tissus, qui avait eu 58 ans en 1905444. En raison de sa parenté avec feu Tresserre, l'un des fondateurs du Grand Bazar, le conseil d'administration prolonge son contrat d'un an encore, mais lui propose une indemnité au cas où il souhaiterait se retirer immédiatement. La règle n'est guère mieux appliquée par la suite. Face aux nombreuses réclamations des cheffes de rayon, le conseil décide d'examiner les situations au cas par cas et d'accorder des dérogations à celles et ceux "dont l'activité et le dévouement les en rendraient dignes"445. En septembre 1912, la décision est suspendue en faveur de Péron, comme elle l'a été 3 ans plus tôt pour Combes (une femme) et comme elle le sera un an plus tard pour Espinasse446. La limite d'âge ne concerne pas les secondes et adjointes de rayon, qui sont aussi relativement stables au magasin. Louis Danjou, entré en 1891 comme sous-chef du rayon sellerie, reste au Grand Bazar jusqu'à sa mort en 1919447. Etienne Denoir, embauché comme second au rayon tissu en 1901, est renvoyé en 1911 et remplacé par un autre "plus jeune et plus actif"448.

Notes
436.

Cette donnée n'avait pas été analysée et donc prise en compte lors du DEA et dans l'article "Les employéEs du Grand Bazar de Lyon (1886-1950)", dans Sylvie Schweitzer (dir.), "Formations, emplois, XIXe-XXe siècles", Bulletin du Centre Pierre Léon, n°3-4, 1997, p.51-64.

437.

ADR, 133J201, B5n°69, entré le 11 novembre 1907.

438.

GBL, C8n°56, entré le 12 décembre 1927.

439.

ADR, 133J205, B8n°99, entrée le 19 novembre 1923 ; idem, B8n°111, entré le 20 avril 1924 ; idem, B8n°167, entrée le 27 novembre 1916 ; 133J203, B7n°63, entré le 5 septembre 1921 ; 133J200, B4n°44 entrée le 24 juillet 1924 et 133J205, B8n°148, entrée le 20 juillet 1928.

440.

ADR, 133J003, PV des CA des 31 octobre 1898, 19 janvier 1901 et 133J006, PV du CA du 20 juillet 1921.

441.

ADR, 133J003, PV du CA du 18 février 1899, 133J006, PV du CA du 14 février 1923.

442.

ADR, 133J190, RES1n°9, entré le 21 août 1894.

443.

ADR, 133J004, PV du CA du 18 septembre 1906.

444.

Idem, PV du CA du 31 août 1907.

445.

Idem, PV du CA du 25 septembre 1907.

446.

ADR, 133J005, PV du CA du 18 septembre 1912.

447.

ADR, 133J190, RES1n°7, entré le 1er avril 1891.

448.

ADR, 133J190 RES1n°28, entré le 6 mai 1901. 133J004, c'est le PV du CA du 17 mars 1911 qui annonce le licenciement du second du R11.