A/ le désintérêt des patronnes pour une qualification formelle

Une fiche de renseignements est remplie par toutes les salariées au moment de leur embauche au Grand Bazar. Celle qui est utilisée jusqu'au début des années 1910 est quasi exclusivement consacrée aux "emplois antérieurs", à l'exception des deux premières lignes où sont inscrits les nom, prénom et adresse de la personne. Sur le formulaire suivant, les données "privées" sont plus complètes. Trois rubriques apparaissent pour les date et lieu de naissance, la situation matrimoniale et le nombre d'enfants (voir les documents reproduits, les feuilles de renseignements n°1 et 2). Les trois-quarts de l'espace sont cependant toujours réservés aux "emplois antérieurs", pour lesquels doivent être mentionnés "l'emploi", les appointements et les dates et motifs de sortie. En revanche, aucune rubrique n'est prévue pour le niveau scolaire ou la formation professionnelle et le sujet n'est jamais évoqué par le conseil d'administration du Grand Bazar.

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Reproduction n°8 : Feuille de renseignements n°1
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Reproduction n°9 : Feuille de renseignements n°2

La période est pourtant propice à de telles réflexions. Après la création d'un enseignement secondaire professionnel par Victor Duruy sous le Second Empire, la République donne de l'importance à deux types d'écoles, qui proposent une formation professionnelle courte, les écoles manuelles d'apprentissage et les écoles primaires supérieures453. La ville de Lyon est particulièrement bien dotée en institutions scolaires techniques, avec, par exemple, l'école de commerce de jeunes filles, l'école de la Martinière, l'école technique municipale et six écoles primaires supérieures (EPS) publiques, trois de garçons, trois de filles454. Les industriels, qui manquent d'ouvriers qualifiés, réclament depuis longtemps ces filières de formation. La structuration progressive de l'enseignement technique et la définition de niveaux de compétences sanctionnés par des diplômes (le certificat d'aptitude professionnelle est créé en 1911 puis transformé par la loi Astier en 1919) jouent alors un rôle fondamental dans l'évolution du travail ouvrier et des hiérarchies professionnelles à l'intérieur des usines.

Mais les patronnes de commerce, pourtant soumis à la taxe d'apprentissage, restent totalement en dehors de ce mouvement. A aucun moment, ils n'accordent le moindre intérêt aux cours de vente créés dans les années 1920, dans les écoles pratiques de commerce et d'industrie, dans les EPS ou sur initiative privée455, ou aux nombreux manuels qui apparaissent à la même époque, destinés aux vendeuses et vendeurs des commerces de détail. Ces livres sont souvent rédigés par d'anciennes vendeuses ou vendeurs, comme Gaston Fournials, qui expliquent leur démarche par les difficultés rencontrées dans leur formation sur le tas456. Tous insistent sur deux domaines essentiels dans la formation du personnel de vente. D'abord, la connaissance parfaite de chacun des produits vendus (leur origine, leur composition, les méthodes de fabrication, mais aussi tous leurs usages possibles) doit permettre de répondre aux questions et aux réticences des acheteuses et acheteurs potentielles, d'expliquer les différences de prix et de qualité entre les divers articles et donc d'argumenter pour "remporter des ventes". Une large place est faite, ensuite, à la "psychologie" de la vente. Elle débute par une typologie des clientes, où reviennent systématiquement les indécises, qui ne sont jamais sûres de vouloir acheter, les curieux/ses, qui font tout déballer et n'achètent rien, ou les décidées venues dans un but précis. Sont ensuite détaillés les indices pour les reconnaître rapidement, puis les moyens de réaliser avec chacun-e les meilleures ventes. Ces réflexions avaient commencé dès le début du siècle aux Etats-Unis. Susan Benson montre que les managers américains ajoutaient un troisième volet, plus sociologique, à la formation du personnel de vente dont il ne reste pas de trace dans les manuels français. Une partie du travail des vendeuses et vendeurs consiste en effet en conseils donnés aux clientes, qui doivent alors tenir compte du goût de chacun-e, en matière vestimentaire par exemple. Conscients que ces goûts sont largement déterminés par l'origine sociale, les Américains estimaient nécessaire une "resocialisation" des vendeuses et vendeurs, qui leur permette de s'adapter au mieux aux manières d'être de leur clientèle457.

Pour comprendre alors de quelle manière les patronnes de commerce ont résisté au processus de professionnalisation des vendeuses et vendeurs, des études restent à mener sur les organisations patronales du secteur458 ainsi que sur les syndicats d'employés. Pour ce qui est de leurs raisons d'agir ainsi, Marie-Emmanuelle Chessel évoque d'abord leur volonté de former le personnel à leur manière, c'est-à-dire dans "l'esprit maison". Elle suggère ensuite que l'importance du turn-over rend un investissement dans la formation peu rentable pour les magasins459. Mais si, modifiant la perspective, on considère que le turn-over n'est pas subi par les entreprises mais qu'il est constitutif de leur gestion de la main-d'oeuvre, alors l'absence ou la négation de toute qualification nécessaire à l'embauche est la seule possibilité de toujours trouver une main-d'oeuvre disponible sur le marché du travail. Il faut alors se tourner vers ces parcours antérieurs auxquels les feuilles de renseignements accordent tant d'importance.

Notes
453.

Claude Lelièvre, Histoire des institutions scolaires 1789-1989, Paris, Nathan, 1990, 238 p. et Patrice Pelpel et Vincent Troger, Histoire de l'enseignement technique, Paris, Hachette, 1993, 319 p.

454.

Voir Fabrice Audet, "L'Ecole de la Martinière, les élèves des promotions 1900-1909" et Jacqueline Claire, "L'Ecole de commerce de jeunes filles de Lyon (1857-1906)", tous les deux dans Sylvie Schweitzer (dir.), "Formations, emplois", Bulletin du centre Pierre Léon, n°3-4, 1997 ; Sophie Court, "Deux institutions d'enseignement technique des jeunes filles à Lyon (1877-1939)", dans Sylvie Schweitzer (dir.), "Métiers et Statuts", Bulletin du centre Pierre Léon, n°1-2, 1999, p.31-49 ; Bérangère Prudhomme, Les Ecoles primaires supérieures et les Cours complémentaires de filles à Lyon, 1879-1943, maîtrise dactylographiée, université Lyon2, septembre 2000, 167 p.

455.

Marie-Emmanuelle Chessel, "Training Sales Personnel in France Between the Wars", dans Geoffrey Crossick et Serge Jaumain (ed), Cathedrals of Consumption, Ashgate, Aldershot, 1999, p.279-298.

456.

Gaston Fournials, Le Parfait vendeur de magasin, Albi, Isco, 1935,169 p. Voir entre autres : J.Brubach, Le Vrai guide du vendeur, Paris, Hachette, 1903, 35 p. ; J.-H. Haendel, La Vente et le vendeur, Paris, Ravisse, 1913, 70 p. ; Jacques Grandville et Jules Lepain, Les Méthodes modernes en affaires. Psychologie dans les affaires et organisation scientifique des bureaux et magasins, Paris, Nouvelle librairie nationale, 1919, 302 p. ; Jeanne Guénot, La Vendeuse, le livre de la profession, Paris, Léon Eyrolles, 1930 ; Pierre Davesnes, Pour Devenir une bonne vendeuse, Paris, 1931, 159 p. ; Robert Bonnet et Jeanne Guénot, Le Vendeur, Paris, Librairie de l'enseignement technique, 1934, 227 p.

457.

Susan Porter Benson, "The Cinderella of Occupations : Managing the Work of Department Store Saleswomen, 1900-1940", Buisness History Review, vol.LV, 1981, p.1-25.

458.

Laurence Badel fait partie des rares historiennes à travailler sur le patronat du commerce et elle s'est plus intéressée au rôle commercial des organisations patronales qu'à ses relations avec les employés. Voir par exemple, "Employers' Organisations in French Department Stores During the Inter-War period : Between Conservatism and Innovation", dans Geoffrey Crossick et Serge Jeaumain (dir.), ouvrage cité, p.299-317 ou "Grand commerce et pouvoirs publics 1938-1945", dans Jacques Marseille (dir.), La Révolution commerciale..., ouvrage cité, p.141-150.

459.

Marie-Emmanuelle Chessel, contribution citée, p.288.