A/ la durée du travail

Introduction : la "question employée"

L'émergence d'un droit du travail en France, à partir du milieu du 19e siècle, se fait d'abord au profit des "ouvriers". Les "employés" ne bénéficient pas des lois de 1848, 1892 et 1900 qui limitent le temps de travail545. La loi de 1893 sur l'hygiène et la sécurité des travailleurs et celle de 1898 sur les accidents professionnels ne les concernent pas non plus. Les premiers combats des syndicats d'employées ont alors pour but d'obtenir la même protection légale que les ouvrières et ouvriers546. C'est ce que A. Artaud a baptisé, par analogie avec "la question sociale", "la question de l'employé"547. En 1900, la première loi votée, dite "des sièges", ne s'applique cependant qu'aux femmes : les magasins sont tenus de mettre une chaise à la disposition de chaque vendeuse. Une législation spécifique aux femmes est loin de faire l'unanimité au sein des syndicats et, en particulier, des syndicats féminins548. Mais ceux qui la soutiennent souhaitent étendre au commerce les lois qui, dans l'industrie, "protègent les femmes et les enfants", c'est-à-dire interdisent le travail de nuit et limitent leur journée de travail549. La loi votée en 1892, après des débats de près d'un demi-siècle, est la première qui concerne les femmes majeures550. D'autres, en 1841, 1848 et 1874, avaient limité le temps de travail quotidien des mineures dans l'industrie551. Augustin Besse, président de l'Union fraternelle des employés de commerce et d'industrie de Lyon, est partisan d'une protection spécifique de "cet être faible qu'est la femme"552. La "protection" de "celle qui est devenue, par la pratique, une redoutable concurrente", passe alors explicitement par une exclusion des femmes du travail salarié. Entrée en vigueur le 1er février 1901, la "loi des sièges" ne semble pas avoir changé fondamentalement les conditions de travail des femmes, les directeurs qui ont installé les chaises continuant à interdire aux vendeuses de s'asseoir et les inspecteurs du travail étant trop peu nombreux pour veiller à son application553.

Les établissements non industriels bénéficient ensuite, le 11 juillet 1903, d'une extension de la loi de 1893. Faire reconnaître l'insalubrité des magasins n'a pas été facile, l'opinion étant répandue selon laquelle "les employés sont des privilégiés en comparaison des ouvriers ; pour eux, en effet, point de travaux nuisibles à leur santé ; mis convenablement, en contact avec des personnes bien élevées, ils ne peuvent craindre que le surmenage, la fatigue inhérente à la station debout prolongée, dans un milieu confiné et surchauffé"554. Des études médicales menées à la fin du 19e siècle montrent pourtant le caractère malsain des locaux mal aérés où sont constamment remués caisses, ballots et étoffes : "on peut assurer qu'il n'y a pas, dans les plus empestés égouts de Paris ni dans aucune salle du plus insalubre hôpital, un coin qui soit aussi malsain que certains de ces grands magasins vers la fin d'une journée de travail"555. Le 12 avril 1906, les employées de commerce bénéficient ensuite de la loi sur les accidents du travail, puis, en 1907, de la juridiction prud'homale. Les conflits entre employeurs ou employeuses et employées sont, jusqu'à cette date, jugés par les tribunaux de commerce, où les salariées ne sont pas représentées556.

Mais le domaine essentiel des revendications, depuis la fin du 19e siècle, concerne la réglementation du temps de travail557. En l'absence de toute limitation légale, les journées de travail des salariées du commerce correspondent aux horaires d'ouverture des magasins. Le Grand Bazar ouvre le matin à 8 heures 30 en 1886 puis à 8 heures dès 1887558. L'heure de sortie, quant à elle, "varie selon les affaires"559, mais se situe autour de 21 heures. Sur ces 13 heures de présence, deux heures sont consacrées aux repas de midi et du soir, que les salariées sont tenues de prendre au restaurant de la société pendant leurs trois premières années de travail560. Ces "gauches" (heures de repas) sont prises par roulement – il y a trois services à midi et trois le soir – pour que le magasin ne ferme pas561. Le temps de travail au Grand Bazar est équivalent à celui pratiqué dans les autres grands commerces, les grands magasins parisiens en particulier562. Mais ces onze heures quotidiennes sont largement dépassées pendant les périodes de forte activité, les fêtes de fin d'année en particulier. La fermeture du magasin est retardée et il faut ensuite ranger les rayons et les réapprovisionner. Le personnel reste alors régulièrement jusqu'à onze heures ou minuit et certains jours plus tard encore563. Ce n'est pas là non plus une spécificité du Grand Bazar : Marcillon se souvient que, "à l'approche de la grande saison, les marchandises arrivent en quantité et les journées habituelles sont transformées en 12, voire 14 heures" et Viard affirme que, pendant les fêtes, les salariées peuvent travailler jusqu'à deux heures du matin564.

La première loi qui limite le temps de travail des employées est alors celle du 13 juillet 1906, qui instaure l'obligation du repos hebdomadaire. La limitation de la journée de travail ne vient que plus tard, en 1919.

Notes
545.

Delphine Gardey, "Du Veston au bas de soie : identité et évolution du groupe des employés de bureau (1890-1930)", Le Mouvement Social, n°175, avril-juin 1996, p.55 à 77.

546.

Voir Delphine Gardey, Un Monde en mutation, les employés de bureau en France 1890-1930, thèse dactylographiée, Paris 7, 1995, p.123 à 126 sur le syndicalisme des employés et Jeanne Siwek-Pouydesseau, Le Syndicalisme des cols blancs, Paris, L'Harmattan, 1996, 236 p. Pour un témoignage de l'époque, Augustin Besse, L'Employé de commerce et d'industrie, Lyon, 1901, p.27-37.

547.

A. Artaud, La Question de l'employé en France, étude sociale et professionnelle, Paris, G. Roustand, 1909, 300 p.

548.

Voir Alain Lainé, La Situation des femmes employées, ouvrage cité, p.215.

549.

Augustin Besse, ouvrage cité, p.32.

550.

Michèle Zancarini-Fournel, "Archéologie de la loi de 1892 en France", dans Léora Auslander et Michèle Zancarini-Fournel (dir.), Différence des sexes et protection sociale, 19 e -20 e siècle, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 1995, p.75-92.

551.

Eugène Dolfus-Francoz, Essai historique sur la condition légale du mineur, apprenti, ouvrier d'industrie ou employé de commerce, thèse pour le doctorat (sciences politiques et économiques), faculté de droit, Lyon, A. Rey, 1900, 206 p.

552.

Augustin Besse, ouvrage cité, p.31.

553.

Hector Bezançon, La Protection légale des employés de commerce, thèse pour le doctorat, faculté de droit, Paris, librairie A. Rousseau, 1903, p.54-66.

554.

Eugène Dolfus-Francoz, ouvrage cité, p.134.

555.

Rapport médical cité dans Alain Lainé, ouvrage cité, p.35.

556.

A. Artaud, Le Délai-congé au conseil supérieur du travail, ouvrage cité, p.16. Heinz-Gerhard Haupt, "Les Employés lyonnais devant le Conseil de Prud’hommes du commerce, 1910-1914", Le Mouvement Social, n°141, octobre-décembre 1987, p.81-100.

557.

Exemple dans ADR, PER 481, Le journal des employés, n°3, octobre 1902, p.1. Robert Beck, " 'C'est dimanche qu'il nous faut' : les mouvements sociaux en faveur du repos dominical et hebdomadaire en France avant 1906", Le Mouvement Social, n°184, juillet-septembre 1998, p.23-52.

558.

ADR, 133J002, PV du CA du 18 janvier 1887.

559.

Les petites affiches lyonnaises, article cité.

560.

ADR, 133J003, PV du CA du 25 avril 1899.

561.

Idem, PV du CA du 29 mai 1901.

562.

Augustin Besse, ouvrage cité, p.20 ; Alain Lainé, ouvrage cité, p.45 et Valentin Viard, La Réduction de la durée du travail de l'employé, thèse pour le doctorat, faculté de droit, Paris, A. Rousseau, 1910, p.11-17.

563.

Le Progrès, samedi 10 janvier 1903, p.2.

564.

Valentin Viard, ouvrage cité, p.17, L.Marcillon, ouvrage cité, p.16.