Conclusion de la 1ère partie

Jusqu'en 1936, la gestion de la main-d'oeuvre pratiquée au Grand Bazar est caractérisée par une recherche maximale de flexibilité. La préoccupation fondamentale de la direction, qui ne date pas des années 1970, est de pouvoir adapter au mieux les effectifs à l'activité du magasin, qui varie au cours de l'année, de la semaine et même au cours de la journée. Les trois volets d'une telle politique sont alors le recrutement d'une main-d'oeuvre non qualifiée, à laquelle sont offerts des emplois précaires et une faible rémunération.

Alors que, de la fin du 19e siècle à l'entre-deux-guerres, des filières de formation apparaissent progressivement dans plusieurs secteurs d'activité, les patronnes de grands magasins se désintéressent de la question, considérant qu'aucune qualification n'est indispensable pour travailler dans le commerce. Dans la pratique, aucune expérience professionnelle n'est, effectivement, exigée pour être embauché-e au Grand Bazar. La négation des compétences des salariées du commerce est une condition nécessaire à la gestion extrêmement flexible de la main-d'oeuvre. C'est, en effet, la garantie de toujours trouver des salariées disponibles sur le marché du travail pour faire face au turn-over. Ce qui signifie aussi que l'arrivée des femmes dans les grands magasins n'a pas la moindre influence sur une évolution quelconque de la main-d'oeuvre en matière de qualification. Les femmes ont été recrutées massivement au Grand Bazar à partir de la Première Guerre mondiale pour répondre aux besoins d'un commerce en plein développement. Elles sont embauchées à des postes particuliers, bien différents de ceux des hommes, qu'elles ne remplacent donc pas. En 1936, les hommes sont d'ailleurs toujours majoritaires au sein du personnel. Les femmes ne constituent pas non plus un volant flexible de main-d'oeuvre par opposition aux emplois masculins. Les modes d'emploi et la rémunération des salariées du Grand Bazar sont les instruments de cette flexibilité.

Les modes d'emploi assurent d'abord à la direction du magasin une grande liberté pour mettre fin aux contrats de travail. Si, au cours des deux premières décennies du 20e siècle, l'évolution de la législation oblige progressivement les patronnes à respecter une semaine de préavis avant de procéder à un licenciement, cette contrainte est largement contournée. Au moment de s'y soumettre, la direction du Grand Bazar a, en effet, créé une autre catégorie d'emplois, les "auxiliaires" (appelées "temporaires" à partir de 1914), qui se distingue des autres emplois, de ceux pour lesquels un délai-congé d'une semaine est respectée et qui sont dits emplois "titulaires", par le seul fait qu'il peut y être mis fin du jour au lendemain, sans préavis ni indemnité. La précarité qui caractérise ainsi les emplois de la grande majorité des salariées permet au magasin d'adapter avec la plus grande facilité ses effectifs à ses réels besoins. Les grands commerces ont, par exemple, toujours embauché du personnel surnuméraire pour les périodes d'intense activité, les fêtes de fin d'année en particulier. Le pratique est attestée dès le 19e siècle au Grand Bazar. Mais la capacité d'adaptation évolue au cours de la période. Les difficultés des années 1930, en particulier, amènent les employeurs à expérimenter une nouvelle forme d'emploi, le temps partiel. Des salariées, dont une majorité d'hommes, sont embauchées pour ne travailler que les après-midi, l'affluence y étant plus importante qu'en matinée.

Les salaires pratiqués au Grand Bazar jusqu'en 1936 sont très faibles et n'opèrent aucune hiérarchie entre la majorité des postes de travail (si l'on excepte ceux de l'encadrement). Le sexe est alors le critère quasi unique de distinction salariale. Outre leur intérêt financier pour la direction, ces bas salaires contribuent également à la flexibilité, interne cette fois, d'une main-d'oeuvre qui ne refuse pas d'effectuer des heures supplémentaires. Celles-ci permettent alors à quelques salariées, des hommes le plus souvent, d'accroître considérablement leur salaire initial. Inégalement pratiquées par les différents services, elles créent alors de grandes disparités de revenus au sein du personnel. Les allocations familiales constituent une autre source de rémunération potentiellement très importante pour le personnel du Grand Bazar. Elles ne sont pourtant pas représentatives de l'ensemble de la politique sociale menée par le magasin. Les pensions de retraite versées aux salariées jusqu'au début du 20e siècle, sont, en effet, extrêmement faibles, la distribution de "secours" et l'indemnisation des périodes de maladie également. Ces différents éléments ne peuvent donc pas constituer un outil de gestion de la main-d'oeuvre ou de contrôle social. Le résultat d'une telle politique est la grande instabilité du personnel : la moitié des salariées (B) embauchées au Grand Bazar y travaille moins de deux mois, les trois-quarts moins d'un an.

Les cheffes de rayon et de service sont les seules salariées qui échappent à ce schéma. La direction du magasin cherche à prévenir leur instabilité en leur proposant des contrats plus stables et une rémunération nettement plus importante que celle du personnel non gradé. Ce sont donc apparemment les seules salariées dont la qualité du travail est jugée véritablement importante pour la bonne marche du magasin. Pour le reste du personnel, la phrase de Marcillon illustre parfaitement le fonctionnement des grands commerces : "il est de règle, dans ces administrations, que ce ne sont pas les employés qui attirent le client. C'est le bon marché d'abord"1025.

L'identité professionnelle des salariées est largement modelée par une telle gestion de la main-d'oeuvre. La diversité des parcours professionnels qui précèdent l'embauche au Grand Bazar, l'absence de profils distincts en fonction du poste de travail occupé au magasin, la relative homogénéité des salaires pratiqués, qui ne créent que peu de différences entre les postes, et, enfin, les faibles temps de présence au Grand Bazar font que la grande majorité des salariées non gradées ne peuvent être qualifiées "d'employées de commerce". Mais il n'y a pas de mots pour dire ces carrières qui passent alternativement voire simultanément par les postes d'ouvrières ou ouvriers non qualifiées ou de personnel de service. Les modes d'emploi ne constituent pas une source de distinction, contrairement à ce qui avait été envisagé au départ. Les salariées du Grand Bazar appartiennent, pour la plupart, au marché du travail "indifférencié" défini par Catherine Omnès, celui où circule une "main-d'oeuvre interchangeable, non qualifiée, précarisée, mal rémunérée"1026.

Notes
1025.

L. Marcillon, ouvrage cité, p.81-82.

1026.

Catherine Omnès, Ouvrières parisiennes, ouvragé cité, p.37.