3/ 1939-1940 : mise en suspens des conventions collectives et des négociations salariales

Avec l'entrée en guerre, l'Etat entend soumettre l'ensemble de l'économie française aux besoins des combats. Les conditions de travail des salariées et le montant de leurs rémunérations, en particulier, sont des éléments importants pour la productivité des entreprises et vont alors passer sous le contrôle direct du gouvernement.

Le 1er septembre 1939, le jour de la mobilisation générale, un décret suspend d'abord les dispositions des conventions collectives relatives à leur propre révision ainsi qu'à la modification des salaires1199. Deux mois plus tard, le décret du 10 novembre 1939 "relatif au régime du travail pendant la durée des hostilités" précise les nouveaux pouvoirs en matière de détermination des conditions de travail. Un statut particulier est réservé aux établissements travaillant pour la Défense nationale, qui passent sous la tutelle directe du ministre du Travail1200. Dans les autres entreprises, les contrats collectifs de travail ne peuvent être rediscutés que si les deux parties sont d'accord ou si "l'économie du contrat a été bouleversée par des circonstances imprévisibles"1201. Rien ne précise ce qu'il faut entendre par là, mais si une partie estime que c'est le cas, elle doit demander la révision du texte à une "commission supérieure", composée de hauts fonctionnaires. Si cette commission juge qu'il faut effectivement procéder à une modification du contrat collectif, elle peut soit déterminer elle-même les nouvelles dispositions à appliquer, soit fixer un délai aux organisations patronales et salariées pour faire des propositions. Les nouvelles conditions de travail n'entrent ensuite en vigueur qu'après avoir reçu l'agrément du ministre du Travail. Mais ce dernier a aussi la possibilité de modifier directement certaines clauses des contrats, "qui lui paraissent incompatibles avec les nécessités de la production ou du rendement du travail"1202. La liberté de négociation entre les organisations d'employeurs et employeuses et de salariées se trouve ainsi quasiment supprimée.

Les conventions collectives encore en vigueur au début de la guerre ne sont donc plus modifiables. Il est, en outre, rappelé que leurs dispositions ne demeurent valables que dans la mesure où "elles ne sont pas contraires aux lois et règlements existants"1203. Le fait n'est pas nouveau, l'ordre contractuel a toujours été subordonné à l'ordre législatif. Mais la loi du 24 juin 1936 offrait aux conventions collectives un véritable rôle, complémentaire de celui des lois : outre la fixation des salaires, qui était leur domaine propre, elles pouvaient adapter les lois sociales (limitation du temps de travail en particulier) dans un sens plus favorable aux salariées1204. A partir de 1939, tous les textes législatifs qui empiètent sur les prérogatives qui étaient celles des conventions collectives, à commencer par les salaires suspendus depuis le mois de septembre, prennent tout simplement leur place. En matière salariale, le décret de novembre 1939 n'évoque que le cas des établissements travaillant pour la Défense nationale, où les salaires sont "stabilisés" à leur niveau du 1er septembre 19391205. C'est en juin 1940 qu'un autre décret étend ces dispositions à toutes les entreprises. Les salaires sont ainsi figés à leur niveau du 1er septembre 1939 et ils "ne peuvent être modifiées que par décision du ministre" (article 1er)1206. Au Grand Bazar, les salaires pratiqués en juin 1940 ont été fixés par la convention collective de décembre 1937.

Le montant des salaires et par conséquent les classifications professionnelles, sont pour dix ans aux mains de l'Etat.

Jusqu'en 1936, la grande majorité du personnel non gradé du Grand Bazar était payée sur une base salariale identique, quel que soit le poste de travail occupé. Les grilles de classification établies par les conventions collectives en 1936 constituent alors la première hiérarchisation des fonctions. Celle qui est mise en place n'est alors pas très poussée et les écarts salariaux liés au poste de travail sont moins importants que ceux dus au sexe. Le classement des postes, ensuite, n'est pas rigoureusement fondé par la définition de critères précis. Il n'est absolument pas explicité dans la grille des magasins de nouveautés et le rôle donné à l'expérience et / ou aux diplômes dans le barème de salaires des secrétaires sténodactylographes n'est pas sans contradiction. Ces faiblesses des classifications professionnelles sont peut-être à l'origine de leur manque d'impact direct sur les taxinomies utilisées au Grand Bazar. Les postes de marqueuses, plieuses ou sacochieres, absents des barèmes de salaires continuent ainsi à exister entre 1936 et 1938 et les "vendeurs extérieurs" jusqu'en 1940. Le processus d'identification des postes et des fonctions n'en est pas moins véritablement amorcé et se poursuit au-delà de la suspension des négociations collectives en 1939. Le pouvoir que s'octroie le gouvernement sur la détermination des salaires constitue, pour les employeurs et employeuses, une étape supplémentaire dans la dépossession de leurs prérogatives. Après avoir été contraintes à la négociation avec les salariées entre 1936 et 1939, elles et ils n'ont même plus d'influence sur la fixation des salaires de base.

Notes
1199.

ADR, 10MPC121, décret du 1er septembre 1939 fixant le régime du travail, article 13.

1200.

Décret du 10 novembre 1939 relatif au régime du travail pendant la durée des hostilités, article 5, Journal Officiel du 16 novembre 1939.

1201.

Idem, article 2.

1202.

Idem, article 3.

1203.

ADR, 10MPC121, décret du 27 octobre 1939, relatif aux conventions collectives de travail et aux sentences arbitrales et surarbitrales, article 1er.Décret du 10 novembre 1939, cité, article 1er.

1204.

Loi du 24 juin 1936, citée, nouvel article 31 vc du titre II du livre Ier du code du travail.

1205.

Décret du 10 novembre 1939, cité, article 5.

1206.

Décret du 1er juin 1940 relatif au régime des salaires, Journal Officiel du 4 juin 1940.