a- le temps de travail

le changement de cap gouvernemental de la fin de l'année 1938

Au début de l'année 1938, les finances publiques sont largement déficitaires, ponctionnées par les dépenses consacrées à l'armement. Le franc ne cesse de se dévaluer, la production industrielle stagne, les prix augmentent. Pour faire redémarrer l'économie nationale, Edouard Daladier, nommé président du Conseil en avril 1938, déclare vouloir "remettre la France au travail". Après une nouvelle dévaluation du franc, le 4 mai, les premières mesures, prises en mai et juin, doivent relancer la production en facilitant et en encourageant les investissements privés1243. Mais la limitation de la semaine de travail à quarante heures reste, pour la droite, l'obstacle principal à la relance de la production. Or l'obstacle est difficile à lever. Après la défaite du Front populaire, les "40 heures" sont érigées en symbole des victoires de 1936 par les syndicats et les partis de gauche, symbole à préserver à tout prix. Les radicaux au pouvoir, qui ont eux-mêmes participé à la coalition de Front populaire (Daladier est ministre de la Guerre depuis juin 1936), ne parviennent pas à franchir le pas pendant l'été. Il faut attendre la signature des accords de Munich, le 28 septembre 1938, pour que la politique bascule. Le 4 octobre, le gouvernement obtient du parlement les pleins pouvoirs jusqu'au 15 novembre pour redresser la situation économique. Le 1er novembre, Daladier appelle alors au ministère des Finances un adversaire convaincu du Front populaire, Paul Reynaud. En deux semaines, ce dernier met en place une stratégie de relance économique par les mécanismes de l'économie libérale, l'encouragement aux investissements privés, le refus du contrôle des changes, l'assouplissement des contrôles des prix. Le 12 novembre est publiée une série de décrets-lois, intitulée "mesures sociales", qui revient largement sur les acquis du Front populaire et en particulier sur les 40 heures. Aucun texte de 1936 n'est cependant abrogé. Il s'agit, comme l'explique le rapport présenté au Président de la République, "d'activer le développement de la production nationale en assouplissant les modalités d'octroi de certains avantages acquis aux classes laborieuses"1244.

Le premier décret concerne la durée du travail. Il ne touche pas à la loi du 21 juin 1936, mais justifie ainsi d'en modifier l'application : "si [elle] a eu, du point de vue social, d'heureux effets, l'exemple donné par la France n'a cependant pas été suivi par les pays étrangers et l'ensemble de notre production se trouve placée, de ce fait, dans une situation d'infériorité manifeste par rapport à celle de nos concurrents les plus directs [...] La limitation rigide de la durée du travail rend d'ailleurs difficile toute reprise économique"1245. Les mesures prises par le décret s'articulent alors autour de trois points. "Il a paru nécessaire tout d'abord, en vue d'éviter l'arrêt complet de l'activité du pays pendant deux jours par semaine, de poser en principe que les quarante heures de travail doivent être réparties sur les six jours de la semaine"1246. La semaine anglaise, mise à mal dans le commerce de détail par les décrets d'application de la loi, est ici définitivement enterrée : désormais, la répartition sur cinq jours, qui était obligatoire dans le premier décret, en mars 1937, ne peut plus être appliquée que sur autorisation spéciale du ministre du Travail (article 3)1247. Il est en outre précisé, pour la première fois, que ces quarante heures correspondent au "travail effectif, à l'exclusion du temps nécessaire à l'habillage et au casse-croûte, ainsi que des périodes d'inaction dans les industries et les commerces" (article 8).

Le recours aux heures supplémentaires est ensuite facilité. L'employeur ou employeuse peut ainsi faire effectuer par chaque salariée jusqu'à cinquante heures supplémentaires par an (soit une heure par semaine travaillée dans l'année), après un simple préavis adressé à l'inspecteur ou inspectrice du travail et sans donner de justification (article 4). Au-delà des cinquante heures annuelles, l'employeur ou employeuse reste tenue d'adresser une demande par lettre recommandée à l'inspection du Travail, qui doit alors donner réponse sous dix jours, faute de quoi la requête est considérée comme acceptée. Ces heures supplémentaires ne peuvent cependant porter la durée du travail à plus de neuf heures par jour et 48 heures par semaine (article 5). Outre la simplification de la procédure administrative qui permet d'y avoir recours et l'augmentation du volume horaire accessible, les heures supplémentaires sont aussi rendues moins onéreuses pour les employeurs et employeuses. Le décret d'application de la loi du 21 juin 1936 dans les commerces de détail non alimentaires stipulait, en 1937, que les heures supplémentaires devaient donner lieu à une majoration de salaire d'au moins 25%, taux qui pouvait être encore relevé par les conventions collectives1248. Celle des magasins de nouveautés de la région lyonnaise prévoyait alors une majoration de 50% jusqu'à minuit, puis de 100% au-delà1249. D'après le décret du 12 novembre 1938, la majoration de salaire doit se situer entre 5 et 10% pour les 250 premières heures supplémentaires annuelles, elle ne peut dépasser 15% jusqu'à 400 heures et elle est fixée à 25% au-delà (article 6).

Le dernier point de ce même décret porte sur les conventions collectives. Les décrets d'application de la loi des 40 heures dans les différents secteurs économiques, dans les commerces de détail non alimentaires par exemple, garantissaient jusque-là aux salariées une protection que les conventions collectives étaient libres d'améliorer. Le but du gouvernement étant désormais de garantir aux employeurs et employeuses un accès aisé aux heures supplémentaires, il faut limiter le pouvoir réglementaire des conventions collectives en la matière. L'application des deux points précédents du décret est alors garantie par son article 10, qui précise : "sont nulles et de nul effet toutes les dispositions contractuelles [...] restreignant l'exécution des heures supplémentaires à certains travaux ou à certaines prestations. En outre, quelles que soient les dispositions des conventions collectives de travail, l'organisation du travail par roulement ou par relais peut être autorisée par le ministre du Travail, après consultation des organisations professionnelles intéressées" (article 10). Conséquence inévitable de tous ces changements, les décrets intervenus pour l'application de la loi du 21 juin 1936 pourront être modifiés jusqu'au 31 décembre 1938 (article 11).

Le 31 décembre 1938 paraît alors un nouveau décret concernant les commerces de détail non alimentaires, qui apporte deux changements fondamentaux pour l'organisation des emplois1250. Le premier est la conséquence des réflexions élaborées en 1936 et 1937 sur le rythme spécifique du travail aux postes de vente. Désormais, "il est admis, pour le personnel affecté à la vente, afin de tenir compte du caractère intermittent du travail, qu'une durée de 42 heures correspond à 40 heures de travail effectif" (article 1er). La durée légale du travail des vendeuses et vendeurs est donc augmentée de deux heures, sans augmentation de salaire : les vendeuses et vendeurs doivent être présentes 42 heures dans les magasins et être payées 40 heures. La seconde innovation du texte ouvre la voie à une flexibilité du travail jusque-là impossible. Les modalités de répartition du temps de travail présentes dans les décrets de décembre 1937 et mai 1938 sont d'abord reprises et assouplies. En particulier, lorsqu'est choisie la "répartition égale sur cinq jours avec repos d'une journée donnée par roulement", c'est désormais une semaine sur six seulement (et non plus sur trois) que la deuxième journée de repos doit être donnée le lundi ou le samedi (article 2). Une nouvelle possibilité est ensuite introduite. Elle permet la "répartition entre les jours ouvrables de la durée de présence sur une période de temps qui ne pourra excéder trois semaines, sous réserve que la durée hebdomadaire ne dépasse pas 48 heures et la durée journalière 9 heures, sauf autorisation spéciale de l'inspection du Travail" (article 2). Une telle disposition signifie alors que la semaine n'est plus le cadre obligé de la limitation du temps de travail. Les quarante heures hebdomadaires peuvent n'être, désormais, qu'une moyenne sur trois semaines. Si la loi du 21 juin 1936 n'est pas abrogée, ses effets sont en revanche largement supprimés.

Notes
1243.

François Caron, Histoire économique de la France, XIXe – XXe siècles, Paris, Armand Colin, 1995 (2e édition), p.197-198 ; Alfred Sauvy, Histoire économique.., t.2, ouvragé cité, p.309-315.

1244.

Rapport sur les mesures sociales du 12 novembre 1938 adressé au Président de la République, Journal Officiel des 12 et 13 novembre 1938.

1245.

Rapport sur le décret relatif à la durée du travail du 12 novembre 1938 adressé au Président de la République, Journal Officiel des 12 et 13 novembre 1938.

1246.

Idem.

1247.

Décret du 12 novembre 1938 relatif à la durée du travail, Journal Officiel des 12 et 13 novembre 1938.

1248.

Décret du 31 mars 1937 cité, article 8, Journal Officiel du 3 avril 1937.

1249.

ADR, 10MPC122, contrat collectif de travail du 17 juin 1936, cité.

1250.

Décret d'application de la semaine de 40 heures dans le commerce de détail de marchandises autres que les denrées alimentaires, le 31 décembre 1938, Journal Officiel du 1er janvier 1939.