a- l'évolution des salaires

le blocage des salaires

Dans un premier temps, à l'automne 1940, il semble que l'Etat français se soit satisfait de la situation. Il espère que les bas salaires placent la France en bonne position pour obtenir des commandes allemandes, considérées comme le seul moyen de faire redémarrer les entreprises françaises dans le contexte économique de l'époque, celui des pénuries de marchandises et du blocus de la France1340. En effet, malgré l'existence des Comités d'organisation, créés par la loi du 16 août 1940, rapidement chapeautés par un Office central de répartition des produits industriels, théoriquement chargés de gérer les pénuries au sein de chaque branche d'activité, les organisations économiques allemandes arrêtent elles-mêmes le volume et la répartition des produits disponibles en fonction des commandes à honorer1341. Mais rapidement, la baisse du chômage et l'augmentation des prix, en particulier ceux pratiqués sur le marché noir, rendent la situation critique. Après les sommets atteints en octobre 1940, le nombre de personnes secourues diminue rapidement, pour tomber à 372 000 environ en juillet 1941. En zone non-occupée, le chômage a même presque totalement disparu au printemps 19411342. Parallèlement, le coût de la vie continue à augmenter. L'évolution des prix pendant la durée de l'Occupation et même jusqu'à la fin des pénuries est difficile à connaître. En effet, le manque de marchandises et le marché noir qui se développe en conséquence provoquent une grande diversité des prix pratiqués pour un même produit. D'après les estimations d'Alfred Sauvy les prix ont doublé entre 1938 et 19411343. Or, depuis 1938, les salaires n'ont pas bougé. Une augmentation des salaires devient donc nécessaire.

Au printemps 1941, le régime de Vichy parvient à obtenir l'accord des autorités allemandes pour trois mesures. La première concerne la politique familiale. Le taux des allocations familiales est d'abord relevé au 1er avril 19411344. Une allocation de salaire unique est ensuite créée, dont le montant dépend du nombre d'enfants1345, mais qui est aussi versée aux couples sans enfant durant les deux premières années de leur mariage, pour encourager les jeunes épouses à rester au foyer et procréer1346. La deuxième mesure est l'attribution d'une allocation supplémentaire aux salariées assujetties aux assurances sociales dont le revenu annuel ne dépasse pas 30 000F1347. 30 000F par an, c'est 2 500F par mois, soit deux fois plus que les appointements des salariées non gradées du Grand Bazar les mieux payées. Au Grand Bazar, les salaires de toutes les nouvelles et nouveaux embauchées à partir de juillet 1941 portent la mention "+175F". Ces 175F constituent la première augmentation de salaire depuis janvier 1938. Enfin, par les circulaires des 28 et 30 mai 1941, le ministre du Travail autorise les inspecteurs du Travail à relever les "salaires anormalement bas, dont la revalorisation est reconnue comme particulièrement urgente"1348. Cette dernière mesure connaît un prolongement au cours de l'été. René Belin, ministre du Travail et ancien secrétaire général adjoint de la CGT, définit un "salaire minimum vital" au-dessous duquel ne doit pas être payé l'ouvrier adulte non qualifié1349. C'est le salaire moyen départemental urbain – qui sert déjà de base au calcul des allocations familiales – qui est retenu comme minimum. Les préfets régionaux sont alors investis du pouvoir de relever les salaires qui lui seraient inférieurs1350. En septembre 1941, le préfet du Rhône arrête que les hommes ne peuvent être payés en dessous de 1 100F par mois et les femmes de 775F1351. Il y a donc, en fait, deux "salaires minima", l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes. Or, au Grand Bazar, l'allocation supplémentaire de 175F accordée à partir du mois de juin a relevé l'ensemble des paies au-dessus de ces minima. Le décret préfectoral n'a donc aucune incidence sur la rémunération des salariées du Grand Bazar.

Le décalage entre les prix et les salaires ne cesse pourtant de s'accroître (de l'indice 198 en 1941, les prix sont passés à l'indice 261 l'année suivante1352) et rend nécessaire une nouvelle augmentation de la rémunération des travailleurs et travailleuses. Une circulaire de Belin du 27 février 1942 autorise à nouveau le relèvement des salaires les plus bas. Dans le Rhône, l'arrêté préfectoral fixe les salaires minima à partir du 1er avril 19421353, qui se traduit par une augmentation de 225F de tous les salaires à l'embauche au Grand Bazar. C'est la dernière modification des salaires au magasin avant la Libération. A partir de l'automne 1942, en effet, le transfert massif de main-d'oeuvre vers l'Allemagne est la priorité absolue pour Sauckel, qui interdit alors tout relèvement des rémunérations.

Notes
1340.

Arne Radtke, contribution citée, p.266-267.

1341.

Philippe Burrin, La France à l'heure allemande, 1940-1944, Le Seuil, 1995, p.234-249. Henri Rousso, "Vichy et les entreprises", contribution citée, p.50-51.

1342.

Alfred Sauvy, La Vie économique des Français, de 1939 à 1945, ouvrage cité, p.173-174. Bernd Zielinski, contribution citée, p.296-299.

1343.

Alfred Sauvy, La Vie économique des Français, de 1939 à 1945, ouvrage cité, p.165-166.

1344.

Loi du 15 février 1941, modifiant le décret de juillet 1939 relatif à la famille, Journal Officiel, du 9 avril 1941.

1345.

Loi du 29 mars 1941, Journal Officiel du 11 avril 1941.

1346.

Jacqueline Martin, "Politique familiale et travail des femmes mariées en France. Perspective historique : 1942-1982", Population, juin 1998, p.1119-1155.

1347.

Loi du 23 mai 1941, Journal Officiel du 12 juin 1941.

1348.

Arne Radtke, contribution citée, p.269.

1349.

Idem, p.270.

1350.

Décret du 23 juin 1941 déléguant aux préfets régionaux le pouvoir de relever les salaires anormalement bas, Journal Officiel du 26 juin 1941.

1351.

Chambre de commerce de Lyon, boîte 5, document 18, le 19 septembre 1941.

1352.

Alfred Sauvy, La Vie économique des Français, de 1939 à 1945, ouvrage cité, p.166.

1353.

Chambre de commerce de Lyon, boîte 5, document 16, arrêté du 23 mars 1942.