2/ les auxiliaires

Les 496 "B" embauchées entre 1951 et 1974 qui ne sont pas titularisées – et dont on connaît le temps de présence1730 – restent au Grand Bazar quatre mois en moyenne. 422 (soit 85%) sont présentes moins de 6 mois et 465 (94%) moins d'un an. La brièveté des emplois est en partie prévue par les contrats de travail, ceux des auxiliaires à temps complet qui sont conclus pour une durée déterminée, de trois mois maximum. 159 des 252 auxiliaires recrutées à temps complet (et dont on connaît le temps de présence) restent ainsi exactement la durée prévue par leur contrat, soit moins de trois mois. Pourtant, si l'on ne considère que les auxiliaires à temps partiel, dont le contrat, contrairement à celui des auxiliaires à temps complet, n'a pas de durée prédéfinie, les temps de présence ne sont guère supérieurs. La durée moyenne de leur emploi est de six mois (185 jours). 201 des 266 dont on connaît le temps de présence1731 (soit 76%) restent moins de six mois et 240 (90%) moins d'un an. Deux seulement travaillent plus de cinq ans comme auxiliaires, c'est-à-dire à temps partiel la plus grande partie de l'année. Reine Davesne et Simone Dietrich sont toutes les deux auxiliaires pendant 10 ans au Grand Bazar, la première comme vendeuse et la seconde comme standardiste1732.

Ces faibles temps de présence sont, avant tout, le fait de la main-d'oeuvre. On connaît le type de sortie de 346 des 508 "B" embauchées au Grand Bazar entre 1951 et 1974 et qui n'obtiennent pas un contrat de titulaire. 168 partent au terme de leur contrat, 159 auxiliaires à temps complet et quelques auxiliaires à temps partiel embauchées seulement le temps des fêtes. Les 178 autres sorties (pour lesquelles la durée de l'embauche n'était pas déterminée) se répartissent en 146 démissions (82%), 24 licenciements, 6 départs pour un autre Grand Bazar (Vaise ou le Bachut), un décès et la mise à la retraite de Simone Dietrich.

52 démissions ne sont pas expliquées par les salarié-e-s, auxquelles on peut rajouter quatre départs pour "raisons personnelles". Parmi les 89 autres, dominent les mêmes motifs que chez les titulaires. 29 invoquent des raisons de santé et 29 autres des raisons familiales. Jeanne Denizot, embauchée à 34 ans, travaille ainsi près de quatre ans au Grand Bazar comme vendeuse à temps partiel1733. En octobre 1972, elle prévient la direction du magasin qu'elle est en maladie longue durée et va passer en invalidité et donne alors sa démission. 18 salariées partent ensuite pour un autre travail. Onze d'entre elles et eux mettent directement en cause la forme de leur emploi au Grand Bazar, puisque huit disent avoir trouvé un emploi à temps complet et trois expliquent que leur salaire d'auxiliaire à temps partiel était insuffisant. Jeanne Desbordes, par exemple, entrée comme vendeuse à temps complet pour les fêtes de 1970 et dont le contrat est prolongé par les réclames de blanc, reste au Grand Bazar après le mois de janvier, mais à temps partiel. Elle démissionne en avril 1972, pour un emploi qui "augmente son salaire, car [elle] avait des difficultés budgétaires chaque mois"1734. Marie-Louise Denquin quitte le Grand Bazar après seulement deux mois de présence à temps partiel, en mars et avril 1959, à 46 ans. Elle retourne alors aux Galeries Lafayette où elle a déjà travaillé pendant trois ans et où elle espère "avoir plus de chance d'être rapidement titularisée"1735. Le manque de considération pour l'emploi du Grand Bazar se traduit aussi par la démission, après deux mois de travail à temps partiel, de deux femmes qui partent en vacances. Henriette Dessolier, embauchée au Grand Bazar en mai 1963 explique ainsi qu'elle avait effectué des réservations pour ses vacances dès le mois de janvier et qu'il lui est impossible de se désister1736.

Les motifs de 15 des 29 licenciements sont connus. Ce n'est quasiment jamais la qualité du travail de la ou du salariée qui est en cause. Deux femmes seulement sont renvoyées pour "manque de capacité". Cette explication n'est pas indiquée dans une lettre de licenciement, la précarité des contrats d'auxiliaires permettant à la direction du magasin de procéder au renvoi immédiat des salariées. Sur la demande de débauchage adressée au service départemental de la main-d'oeuvre, le Grand Bazar a d'ailleurs inscrit "contrat terminé". Mais une fiche d'appréciations, conservée dans les dossiers de personnel, sans doute remplie par la ou le cheffe de service, en porte la trace. C'est là aussi qu'est mentionné le principal motif de renvoi, celui de huit auxiliaires : "mauvais renseignements".

Lorsqu'il arrive à la tête du Grand Bazar, pendant la Seconde Guerre mondiale, Jacques Leray réintroduit une pratique qui avait quasiment disparu du magasin depuis 1914. Il fait effectuer des enquêtes sur les nouvelles recrues. Jusqu'à la fin des années 1940, ce sont, comme auparavant, les salariées du Grand Bazar qui en sont chargées. Mais au début des années 1950, la direction fait appel à un professionnel, extérieur au magasin. Les enquêtes diffèrent sur plusieurs points de celles qui étaient menées au début du siècle. D'abord, elles ne sont pas effectuées avant mais immédiatement après l'embauche. Ensuite, les renseignements ne sont plus recueillis chez les anciennes employeuses et employeurs, qui ne sont plus du tout interrogé-e-s, mais dans le quartier où vivent les salarié-e-s, auprès des voisin-e-s, concierges et commerçantes. Il s'agit donc de véritables enquêtes de moeurs, bien éloignées des questions liées au travail. Les enquêtes reprennent alors à leur compte et sans la moindre critique les dires du voisinage, ce qui donne lieu, parfois, aux récits les plus improbables retranscrits sans le moindre humour par son auteur. Il affirme ainsi d'une femme qu'elle "entretient des correspondances nombreuses avec des militaires en Indochine ou en Allemagne, qu'elle recrute par l'intermédiaire des petites annonces et par lesquelles elle se fait envoyer des sommes d'argent en pleurant misère. On la donne comme une personne d'autant plus à craindre qu'elle a reçu une très bonne instruction [...] elle écrit sans hésitation au maire, au préfet et même au président de la République dont elle obtient souvent des faveurs"1737. Tous les racontars des voisins, des plus racistes (le "nord-africain" qui ne travaille que pour bénéficier des avantages sociaux1738) aux plus misogynes (une femme victime d'un inceste qui a mis bien longtemps – trouve-t-il – à en parler1739) deviennent alors des éléments d'une impression d'ensemble, qui va conduire à un avis globalement positif ou globalement négatif. Le ton est nettement positif lorsque moralité et honnêteté ne "sont pas discutées". En revanche, si "on dit" ou "on croit savoir" quelque chose d'anormal, le rapport conclut aussitôt à la méfiance. La grande obsession des enquêtes, quasi systématiquement évoquée, c'est la sexualité des femmes, érigée en symptôme d'honnêteté et de moralité. Honnêteté et moralité sont, en effet, les deux critères auxquels doivent correspondre les salariées du Grand Bazar. Interrogé au sujet des enquêtes, Pierre Brac de la Perrière explique que son prédécesseur cherchait à écarter toute personne susceptible d'être malhonnête et de voler le magasin, "les gens qui n'ont pas d'argent, qui sont endettés" ou qui ont des précédents judiciaires1740. Le nouveau venu des enquêtes, c'est alors le "train de vie", qui doit être "normal". Tout excès est systématiquement mentionné et négativement jugé, que ce soit en matière de dépenses (pas de dépenses "inutiles", il faut connaître "la valeur de l'argent") ou de sorties. Tout doit être discret ("passer inaperçu", "ne pas se faire remarquer"), très discret même, jusqu'au renfermé (rester chez soi, ne voir personne et ne s'occuper de personne).

Lorsque les renseignements recueillis sont jugés mauvais par la direction, la réaction ne se fait pas attendre. La fiche d'appréciations de Bénédicte Driant, embauchée comme vendeuse à temps partiel le 26 novembre 1956, porte ainsi la mention "licenciée, ne pas reprendre, mauvais renseignements"1741. L'enquête, menée le 28 novembre, indique en effet que "depuis 16 ans, la jeune fille menait une vie fort décousue, on venait fréquemment la chercher en voiture, vespa ou autre". Elle s'est mariée peu de temps avant son embauche au Grand Bazar alors qu'elle était enceinte. Son mari "semble faire bonne impression dans l'entourage et peut avoir une bonne influence sur l'intéressée, mais en raison de ses penchants naturels, elle semble peu courageuse, [l'enquêteur] juge prudent d'examiner sa candidature avec beaucoup d'attention"1742. Bénédicte Driant est renvoyée deux jours plus tard, le 30 novembre. Il est alors probable que les conséquences de ces enquêtes soient bien plus importantes que les huit licenciements d'auxiliaires repérés. En effet, le nombre de salariées qui quittent le Grand Bazar très peu de temps après une enquête dont les résultats sont considérés comme mauvais par la direction du magasin (qui inscrit alors "NON" ou "mauvais" en marge de la feuille de renseignements) dépasse largement les huit salariées dont le licenciement est confirmé par la fiche d'appréciations. Janine Durgel fait figure d'exception. Embauchée à temps partiel en février 1969, l'enquête explique qu'elle "mène une vie mouvementée dont les voisins se plaignent et qu'elle est écrasée de dettes"1743. Elle ne part pourtant du magasin que huit mois plus tard, sans qu'on en connaisse les raisons.

La redéfinition des modes d'emploi après la Seconde Guerre mondiale n'entraîne pas une plus grande stabilité de la main-d'oeuvre. Même les titulaires du Grand Bazar, dont les emplois bénéficient de protections nouvelles par rapport à la période antérieure à 1936, restent, en moyenne, encore moins longtemps qu'auparavant. L'importance des démissions montre alors que les emplois du Grand Bazar ne font l'objet d'aucune considération particulière de la part des salariées. Du côté de la direction, les licenciements opérés sont rarement liés à la qualité du travail effectué. L'instabilité des salariées mais aussi les motifs de rupture des contrats laissent présager que, comme avant 1936, les postes de travail du Grand Bazar appartiennent à un marché du travail non qualifié. C'est ce que confirment le recrutement des salariées du magasin et leurs carrières professionnelles.

Notes
1730.

508 salarié-e-s "B" ont été embauché-e-s comme auxiliaires ou comme stagiaires entre le 1er septembre 1951 et le 31 août 1974 et n'obtiennent pas un contrat plus stable. On ne connaît pas le temps de présence au Grand Bazar de 12 d'entre elles et eux.

1731.

276 "B" embauché-e-s comme auxiliaires à temps partiel ne sont pas titularisé-e-s. On connaît le temps de présence de 266 d'entre elles et eux.

1732.

GBL, C17n°57, entrée le 15 juillet 1957 et C3n°37, entrée le 3 août 1962.

1733.

GBL, C17n°7, entrée le 14 octobre 1968.

1734.

GBL, C2n°15, entrée le 12 novembre 1970, lettre de démission du 31 mars 1972.

1735.

GBL, C1n°67, entrée le 7 mars 1959, lettre de démission du 4 mai 1959.

1736.

GBL, C5n°42, entrée le 24 mai 1963, lettre de démission non datée, reçue par le Grand Bazar le 27 juillet 1963.

1737.

GBL, C16n°29, entrée le 4 mai 1957.

1738.

GBL, C15n°1, entré le 17 juin 1963.

1739.

GBL, C13n°13, entrée le 19 mai 1956.

1740.

Entretien avec Pierre Brac de la Perrière, cité.

1741.

GBL, C16n°12, entrée le 26 novembre 1956.

1742.

Idem, enquête du 28 novembre 1956.

1743.

GBL, C16n°37, entrée le 6 janvier 1969 et enquête du 10 février 1969.