b- la pluriactivité

29 embauches d'auxiliaires ("B") au Grand Bazar sont le fait de personnes qui exercent une activité professionnelle qu'elles ne quittent pas pour entrer au magasin. Comme deux femmes entrent à deux reprises, 27 personnes sont concernées, 23 femmes et 4 hommes. Ces chiffres, relativement faibles par rapport aux 582 entrées d'auxiliaires de la période, sont sans doute largement sous-estimés. Il est d'abord rare que les employées déclarent spontanément, dans le formulaire qu'elles et ils ont à remplir à leur embauche au Grand Bazar, avoir un autre métier. Au début du siècle, quelques cas de pluriactivité avaient pu être découverts grâce aux recensements individuels de la population, qui ne sont plus disponibles après 1936. Entre 1951 et 1974, le renseignement est, le plus souvent, donné soit par l'enquête effectuée sur l'employée par le Grand Bazar, soit dans les dossiers de retraite. Or, ces deux documents sont loin d'être disponibles pour toutes les salariées et peuvent aussi ne pas repérer de pluriactivité – parce que les voisins ont oublié de le dire ou parce qu'une activité non déclarée ne compte pas pour la retraite. Les entretiens effectués auprès d'anciennes vendeuses ou responsables du personnel laissent aussi penser que la pluriactivité n'était pas rare. Après les avoir interrogées sur l'auxiliariat et le temps partiel, je faisais intentionnellement, la réflexion suivante : "‘travailler deux jours par semaine, c'est quand même pas beaucoup pour vivre’". Les cinq femmes ont réagi de manière absolument identique. Toutes se sont immédiatement exclamées : "mais elles ne faisaient pas que ça !". Aucune n'a évoqué le cas de femmes mariées dont le conjoint subviendrait à l'essentiel des besoins de la famille. Seul le directeur qui répond, lui, à une question bien plus générale sur les auxiliaires, me dit que "‘ces femmes pouvaient préférer rester auxiliaires, ces femmes ont des maris, ces femmes ont des travaux personnels qu'elles font à domicile ou elle peut être femme de ménage ailleurs, ou je n'sais quoi’"1783. Même s'il parle, lui, du salaire féminin comme "salaire d'appoint" (il emploie l'expression), il mentionne aussi spontanément les autres activités professionnelles que les femmes pouvaient avoir.

Si les cas repérés de pluriactivité parmi les "B" embauchées entre 1951 et 1974 ne donnent pas une idée exacte de l'étendue du phénomène, leur étude est importante à plusieurs titres. Elle montre d'abord que les hommes comme les femmes sont concernées. Même pendant les "Trente Glorieuses", le modèle de l'activité masculine homogène et continue tout au long de la vie active ne correspond donc pas à la réalité de l'ensemble des parcours professionnels. Ce modèle est d'autant plus écorné que les salariées pluriactifs ou pluriactives occupent tous les modes d'emploi du Grand Bazar, donc aussi celui de titulaires, ces emplois à temps complet et sans durée déterminée censés constituer la norme de l'activité durant les années 1950 à 1970 et dont on a alors fait le support des parcours professionnels stables. Ainsi, Antoine Delapierre, manutentionnaire titulaire au Grand Bazar de 1972 à 1981, travaille-t-il à plusieurs reprises, au cours de cette période, pour des sociétés de nettoyage. Son dossier de retraite indique des séquences de travail de un mois, toujours pendant l'été, qui correspondent sans doute à ses semaines de congés payés1784. Embauché à 44 ans, en 1972, il a d'abord été docker pendant 20 ans en Martinique. Il part pour la France lorsqu'il est licencié et travaille pendant un an comme "OS" (c'est ce qu'il indique) à l'hôpital avant d'entrer au Grand Bazar. Madeleine Desmaret entre au Grand Bazar à 30 ans, en 1954, comme vendeuse à temps partiel et est titularisée 18 mois plus tard1785. Elle travaille alors au Grand Bazar jusqu'en décembre 1966. Mais elle est aussi concierge de 1958 à 1962, ouvreuse de cinéma de 1961 à 1963.

Les emplois occupés parallèlement à celui du Grand Bazar couvrent un champ d'activités similaire à celui parcouru par la plupart des salariées avant leur embauche au magasin. Madeleine Desmaret, Madeleine Delmas, Marie-Claude Deloche, Marcelle Davout, Suzette Doyen, Adeline Duhamel, Anna Durazzini et Emma Dalimier travaillent, par exemple, toutes les six comme vendeuses au Grand Bazar. La première, on l'a vu, est concierge puis ouvreuse de cinéma. Les suivantes sont, respectivement, ouvrière chez Calor, serveuse de café, couturière à domicile, femme de ménage, vendeuse chez un marchand forain et les deux dernières sont commerçantes. Chez les hommes, aux côtés d'Antoine Delapierre, Léon Demol et Hassen Diffalah sont ouvriers. Simone Dietrich, standardiste à temps partiel au Grand Bazar, et Edmond Dutertre, manutentionnaire, ont des parcours plus exceptionnels puisque la première est professeure de piano et le second instituteur. Si on laisse à part ces deux dernieres salarié-e-s, les pluriactives et pluriactifs appartiennent bien au marché du travail "indifférencié" décrit par Catherine Omnès, celui des emplois non qualifiés de tous les secteurs d'activité. L'évolution des relations entre les deux activités professionnelles, indépendante du type d'emploi exercé, en donne une preuve supplémentaire. Antoine Delapierre et Madeleine Desmaret sont les seules des 27 pluriactives et pluriatcifs pour lesquelles l'emploi au Grand Bazar a précédé l'exercice d'une seconde activité. Dans les deux cas, il est alors resté l'activité principale. En effet, malgré la faiblesse des salaires du Grand Bazar, qui le contraint à travailler ailleurs pendant ses vacances, Antoine Delapierre ne démissionne pas du Grand Bazar. Le marché du travail, pendant les années 1970 n'y est sans doute pas favorable. Il est alors licencié neuf ans plus tard, après une violente altercation avec son chef. Madeleine Desmaret démissionne, elle, après douze années de travail pour des problèmes de santé. En revanche, les 25 autres salariées entrent au Grand Bazar alors qu'elles et ils ont un autre emploi qu'elles et ils n'abandonnent pas au moment de l'embauche. Le rapport entre les deux activités peut alors évoluer de trois manières : la première activité demeure l'activité principale que le travail au Grand Bazar conforte temporairement, le travail au Grand Bazar prend le dessus et devient l'activité unique ou les deux emplois cohabitent pendant plusieurs années.

Les parcours d'Edmond Dutertre, Anna Durazzini et Léon Demol illustrent la première configuration. Le premier ne travaille au Grand Bazar que deux mois, en juillet et août 1960, comme auxiliaire à temps complet1786. Agé de 25 ans, ce jeune instituteur n'est probablement pas encore titulaire et n'est alors pas payé pendant les vacances1787. Il quitte cependant le Grand Bazar le 3 septembre, sans doute pour retrouver une nouvelle classe. Anna Durazzini est embauchée au même moment qu'Edmond Dutertre, pour remplacer les titulaires en congés pendant l'été 1960 et reste alors trois mois comme auxiliaire à temps complet1788. A trente-neuf ans, elle tient depuis plusieurs années un commerce d'alimentation à son compte. Elle demande au Grand Bazar un poste de vendeuse pour l'été, lorsque sa fille aînée, âgée de 15 ans, n'est pas à l'école et peut s'occuper seule de l'épicerie. L'emploi au Grand Bazar augmente alors ponctuellement les revenus de son commerce. Léon Demol cherche lui aussi au Grand Bazar un complément de salaire1789. Il a 56 ans lorsque l'usine où il était "coupeur de vêtements" ferme. Quelques semaines plus tard, il trouve un emploi similaire mais de 32 heures par semaine seulement. Marié et père de six enfants, dont deux encore à charge, l'emploi de manutentionnaire à temps partiel (pour les lundis et samedis) qu'il occupe au Grand Bazar lui permet de travailler toute la semaine. Il démissionne quatre mois après son entrée, "pour raisons de santé".

Madeleine Delmas est dans une situation très proche de celle de Léon Demol. Agée de 26 ans en 1958, elle a travaillé pendant six ans comme ouvrière dans une industrie textile avant d'entrer, toujours comme ouvrière, chez Calor1790. Un an après son entrée, elle subit une réduction d'horaires qui amoindrit parallèlement son salaire. C'est à cette date qu'elle postule alors pour un poste de vendeuse au Grand Bazar. Comme le magasin ne lui propose qu'un emploi à temps partiel, elle reste chez Calor et mène ces deux activités de front pendant deux ans et demi (elle n'est donc pas titularisée au Grand Bazar), avant de démissionner du Grand Bazar "pour cause de fatigue". Pour Marcelle Davout, couturière à domicile1791, et Suzette Doyen, femme de ménage1792, l'emploi de vendeuse à temps partiel au Grand Bazar constitue aussi une deuxième source de revenus durable. La première, embauchée à 42 ans en 1946, reste 15 mois. La seconde, qui entre au Grand Bazar en 1966, à 46 ans, y travaille cinq ans à temps partiel, avant de démissionner, pour raison de santé. Simone Dietrich est celle qui s'accommode le plus longtemps de la double activité1793. Professeure de piano qui ne parvient pas à vivre de ce métier, sa vie active est, jusqu'à son entrée au Grand Bazar, une alternance de périodes où elle se dit artiste et d'autres où elle est salariée, souvent comme employée de bureau, dans différentes entreprises. Embauchée à 52 ans, en 1962, elle est standardiste à temps partiel au Grand Bazar pendant 15 ans, desquelles il faut cependant soustraire cinq années de maladie. Marie-Claude Deloche reste, elle, très peu de temps, un mois, au Grand Bazar1794. A 24 ans, en 1967, elle dit avoir été "auxiliaire" dans les emplois qu'elle a occupés avant d'entrer au Grand Bazar, comme employée aux Ponts-et-Chaussées puis comme serveuse de bar, travail qu'elle effectue toujours à son entrée au magasin. Ce cumul d'emplois précaires, puisqu'elle est aussi "auxiliaire" au Grand Bazar, est alors envisagé comme une période de transition, en attendant un emploi stable.

Pour Emma Dalimier ou Adeline Duhamel, enfin, l'emploi au Grand Bazar prend le dessus sur la première activité. Cette dernière, embauchée à 21 ans en 1959, est titularisée huit mois après son embauche à temps partiel1795. Elle abandonne alors le travail qu'elle effectuait jusque-là sur les marchés trois jours par semaine pour ne travailler qu'au Grand Bazar. Elle démissionne après cinq ans de présence, lorsqu'elle part de Lyon. Emma Dalimier entre au Grand Bazar à 48 ans, en 19551796. Elle a eu, auparavant, une vie professionnelle assez instable. Elle tient un café après la naissance de son unique enfant, de 21 à 24 ans, puis est ouvrière dans une industrie textile pendant deux ans, puis trois ans femme de ménage, puis travaille à nouveau dans la même usine textile avant d'être ouvrière dans une industrie d'armement entre 1939 et 1943. Elle tient ensuite pendant six ans une épicerie (de 35 à 41 ans) puis est à nouveau ouvrière dans la même usine textile. Parallèlement, elle est aussi propriétaire d'un commerce d'électricité avec son mari pendant 18 mois. C'est pendant ces 18 mois, qu'elle entre une première fois au Grand Bazar à temps partiel, d'avril à septembre 1955. Pour mener les trois activités de front, sans doute est-elle ouvrière à domicile. Elle entre une seconde fois à temps partiel, un an plus tard, en novembre 1956. Titularisée après un an de présence, elle est licenciée après 12 ans de travail pour avoir volé de l'argent dans la caisse. Pendant ces 12 années, elle continue à ouvrir l'entreprise d'électricité lors de ses journées de repos. En revanche, le dossier de retraite ne porte plus trace de travail comme ouvrière.

La pluriactivité de certaines salariées du Grand Bazar, qui occupent simultanément des activités professionnelles dans différents secteurs économiques, confirme l'appartenance des emplois de commerce au monde des emplois non qualifiés.

Notes
1783.

Entretien avec Pierre Brac de la Perrière, cité.

1784.

GBL, C11n°51, entré le 15 mars 1972 et CIRRIC, DR n° 02 3.458.741 N H 1.

1785.

GBL, C4n°30, entrée le 19 juin 1954 et CIRRIC, DR n° 02 3.344.686 D F 2.

1786.

GBL, C4n°46, entré le 11 juillet 1960.

1787.

Voir Vincent Alligier, "Instituteur, institutrices", dans Sylvie Schweitzer (dir.), "Métiers et statuts", Bulletin du Centre Pierre Léon, n°1-2, 1999, p.51-64.

1788.

GBL, C6n°54, entrée le 1er juillet 1960.

1789.

GBL, C8n°55, entré le 7 octobre 1960.

1790.

GBL, C16n°50, entrée le 22 novembre 1958 et CIRRIC, DR n° 02 3.888.561 S F 2.

1791.

GBL, C6n°58, entrée le 26 novembre 1956 et CIRRIC, DR n° 02 3155332 U F 2.

1792.

GBL, C12n°14, entrée le 17 décembre 1966.

1793.

GBL, C3n°37, entrée le 3 août 1962 et CIRRIC, DR n° 02 3146895 R F 2.

1794.

GBL, C5n°5, entrée le 15 décembre 1967.

1795.

GBL, C14n°73, entrée le 30 mai 1959 et CIRRIC, DR n° 02 3.925.731 Q F 2.

1796.

GBL, C9n°4, entrée le 23 avril 1955 puis le 26 novembre 1956 et CIRRIC, DR n° 02 02G3699 A F 2.