2/ le marché du travail "indifférencié"

Les dossiers de retraite n'offrent pas une connaissance parfaite des postes occupés tout au long de la vie active. Ceux qui sont mentionnés, codés par les employées de caisse de retraite à partir des déclarations des salarié-e-s, sont loin d'être précis. "Ouvrière" ou "ouvrier" et "employé-e" sont les deux catégories, très larges, qui sont le plus souvent utilisées et qui laissent alors de nombreuses incertitudes quant aux fonctions réellement exercées. Il est difficile, par exemple, de savoir quelle activité recouvre la mention "employée" dans une industrie. Il ne s'agit pas nécessairement d'un emploi de bureau. De même, si, dans la majorité des emplois de commerce, les salariées sont désignées comme "employées", certaines sont parfois dites "ouvrières". Est-ce alors parce qu'elles sont réservistes ? Malgré ces incertitudes, l'étude des parcours professionnels des salariées du Grand Bazar dont on a retrouvé le dossier de retraite permet de dessiner les contours du marché du travail à l'intérieur duquel ces salariées effectuent toute leur carrière. Ce marché du travail est celui des emplois non qualifiés urbains de tous les secteurs d'activité. Les parcours professionnels confirment ainsi que le commerce ne constitue pas un marché du travail sectoriel1808, c'est-à-dire qui capte durablement la main-d'oeuvre. Des 72 "B" qui ont travaillé au Grand Bazar entre 1951 et 1974 et dont on a retrouvé le dossier de retraite, cinq seulement travaillent uniquement dans le commerce pendant toute leur vie. Marie Doreau en est un exemple.

L'essentiel de la carrière des femmes s'est déroulé dans trois grands types de postes, vendeuse, ouvrière et femme de ménage, avec quelques passages dans les bureaux et de plus rares échappées vers l'indépendance. Ces différents postes de travail peuvent se combiner de différentes manières. Pour certaines, comme Raymonde Devillard, les postes d'ouvrières et de domestiques ont constitué le début d'une vie active qui s'est ensuite entièrement déroulée dans le commerce, au Grand Bazar en l'occurrence1809. De 14 à 20 ans, Raymonde Devillard a été placée comme domestique, a travaillé dans une usine de confection puis dans une papeterie. Elle se marie à 20 ans et a un enfant un an plus tard. Elle entre au Grand Bazar à 22 ans comme auxiliaire pour le roulement et est titularisée après deux ans de présence. Elle travaille 35 ans au Grand Bazar avant de partir en préretraite. D'autres, qui se stabilisent aussi dans le commerce jusqu'à leur retraite ont cependant été ouvrières et / ou femmes de ménage (ou domestiques) pendant une période beaucoup plus longue que Raymonde Devillard. Huguette Debarnot et Claudette Dimier n'entrent ainsi au Grand Bazar qu'à 32 ans. Toutes les deux étaient ouvrières auparavant et restent au Grand Bazar pendant plus de 20 ans1810. De même, Yvonne Duquesne a été domestique jusqu'à 33 ans, avant de ne travailler que comme vendeuse, dont 10 ans au Grand Bazar1811. Toutes les femmes qui ont été ouvrières ou domestiques ne se stabilisent pourtant pas nécessairement dans le commerce. Raymonde Decaris, par exemple, embauchée au Grand Bazar à 26 ans en 1958, a été auparavant, comme Raymonde Devillard, ouvrière (pendant plus de 10 ans) et vendeuse1812. Titularisée après trois mois de présence, elle démissionne douze ans plus tard. Elle entre alors comme ouvrière chez Calor, dont l'usine, située dans le huitième arrondissement lyonnais, est plus proche de chez elle que le Grand Bazar et y reste 20 ans. Le parcours antérieur à l'entrée au Grand Bazar de Jeanne Desbordes, qui a été, pour l'essentiel ouvrière en confection1813, ressemble à celui de Claudette Dimier, Huguette Debarnot ou Yvonne Duquesne. Embauchée au Grand Bazar à 40 ans, en 1970, elle y travaille 17 mois sans être titularisée, donc à temps partiel la plupart du temps, avant de démissionner, son salaire n'étant pas suffisant pour vivre. Elle est alors salariée dans une boulangerie de Villeurbanne, où elle habite, pendant un peu plus d'un an, puis dans deux autres boulangeries, dont on ne connaît pas l'adresse, les 18 mois qui suivent. De 45 à 54 ans, elle est femme de ménage chez des particuliers et, parallèlement entre 47 et 52 ans, vendeuse dans un magasin de sport La Hutte. A 54 ans, elle est en invalidité.

Certains parcours professionnels échappent, pour des périodes plus ou moins longues, à ces trois postes de vendeuses, ouvrières et femmes de ménage. Quelques femmes, huit au total, deviennent ainsi commerçantes à leur compte ou en gérance. Comme Catherine Omnès ou Françoise Cribier l'ont montré, cet accès à l'indépendance n'est pas nécessairement durable1814. La carrière d'Emma Dalimier en témoigne, qui, pendant de longues années, tient un commerce et est, en même temps, ouvrière à domicile et / ou vendeuse au Grand Bazar1815. Madeleine Delmas, en revanche, parvient à sortir quasi définitivement du salariat. Après avoir travaillé deux ans et demi, de 1958 à 1961, entre 26 et 29 ans, à la fois à temps partiel au Grand Bazar et comme ouvrière chez Calor, elle abandonne ces deux emplois quasi simultanément pour ouvrir sa propre boutique1816 – le dossier de retraite ne mentionne pas le type de commerce. Elle est alors commerçante pendant 21 ans, puis, de 50 à 65 ans, employée dans le commerce de détail de son mari. Le deuxième type de travaux auxquels les vendeuses-ouvrièresfemmes de ménage peuvent avoir accès sont les emplois de bureau. Les passages repérés (et peut-être sous-estimés) dans les bureaux concernent neuf femmes. Germaine Damaso est l'une des rares salariées de l'échantillon qui parvient à s'y stabiliser1817. Vendeuse au Grand Bazar de 30 à 33 ans (1953 à 1956), elle n'avait jamais été employée de bureau auparavant, mais vendeuse et inactive. Après sa démission du Grand Bazar, elle est à nouveau vendeuse durant quelques mois, chez Lanoma, puis est embauchée comme employée de bureau dans une caisse de retraite, où elle reste 15 ans. Mais pour beaucoup d'autres, les emplois de bureau sont aussi brefs que les autres et s'insèrent dans une succession de postes non qualifiés. Marie-Louise Delaire qui, on l'a vu, travaille à deux reprises au Grand Bazar, comme aide-comptable d'abord, entre 1947 et 1949, puis comme vendeuse en 1963, a été ouvrière et "employée de maison" entretemps1818. De même Monique Dhiver, embauchée comme titulaire dans les bureaux du Grand Bazar en 1965 (elle a alors 31 ans), n'avait encore jamais travaillé dans les bureaux auparavant1819. Elle démissionne du Grand Bazar après un an et demi de présence et est ensuite salariée de 14 employeurs ou employeuses différent-e-s, des commerces comme des industries, une mairie et des particuliers, souvent comme "employée", mais aussi comme "ouvrière" et femme de ménage.

Comme elle, certaines salariées ont des parcours professionnels très instables au cours desquels elles changent à de nombreuses reprises de secteurs d'activité et occupent alors des postes de travail non qualifiés encore plus variés. Madeleine Desmaret par exemple, commence à travailler à 19 ans, en 1943, comme serveuse de café dans sa commune de naissance, dans l'Yonne1820. Elle est, ensuite, employée de bureau à la mairie de sa commune, puis travaille dans un hôtel avant d'arriver à Lyon en 1946. Jusqu'à son entrée au Grand Bazar en 1954, elle est alors magasinière, emballeuse et femme de ménage. Pendant les douze années qu'elle passe comme vendeuse au Grand Bazar, elle est aussi longtemps concierge et ouvreuse de cinéma. Après sa démission du magasin en 1966, à 42 ans, elle continue à mener plusieurs activités de front. Elle retrouve des postes d'ouvreuse dans différents cinémas, travaille comme vendeuse dans des commerces et est ouvrière à domicile. Simone Ducloux, vendeuse pendant trois ans au Grand Bazar, de 39 à 43 ans, de 1958 à 19611821, a aussi eu un parcours instable avant son entrée au Grand Bazar. Elle a, ainsi, été infirmière, gérante de café, vendeuse dans une boulangerie, mais aussi "agricultrice" pendant 11 ans après son mariage, en 1936. Après sa démission du Grand Bazar, pour raisons de santé, elle travaille pendant six ans dans une industrie électrique, puis deux ans dans une papeterie, est au chômage pendant 18 mois, puis salariée deux années (à 52 et 53 ans) dans la station service familiale, puis ouvrière pendant quatre ans et femme de ménage jusqu'à la retraite. C'est l'une des seules salariées à être passée par l'agriculture. Deux autres seulement des 72 "B" ont, à un moment, travaillé dans l'agriculture, Andrée Dailloux, qui dit avoir été aide-familiale chez ses beaux-parents viticulteurs pendant la Deuxième Guerre mondiale1822 et Guy Duchemin, manutentionnaire au Grand Bazar de 1968 à 1989, qui a commencé sa vie active comme ouvrier agricole1823.

Le marché du travail dans lequel évolue la grande majorité des salariées du Grand Bazar (des femmes en particulier) est celui des emplois non qualifiés, urbains, de tous les secteurs d'activité : commerce, industrie, administration, hôpitaux et services aux personnes. Mais à l'instabilité sectorielle et séquentielle de ces carrières s'ajoutent des discontinuités dues à l'inactivité et à la maladie.

Notes
1808.

Voir Catherine Omnès, Ouvrières parisiennes, ouvrage cité, p.40-53.

1809.

GBL, C12n°9, entrée le 23 mars 1956 et CIRRIC, DR n° 02 3.759.199 M F 2.

1810.

Respectivement : GBL, C5n°16, entrée le 15 septembre 1960 et CIRRIC, DR n° 02.3.428.958 A F 2. GBL, C4n°20, entrée le 2 juillet 1962 et le 29 octobre 1966 et CIRRIC, DR n° 02.3.433.346 Z F 2.

1811.

GBL, C1n°20, entrée le 8 janvier 1968 et CIRRIC, DR n° 02 3.320.652 N F 2.

1812.

GBL, C13n°30, entrée le 9 août 1958 et CIRRIC, DR n° 02.3.693.522 PF2.

1813.

GBL, C15n°2, entrée le 12 novembre 1970 et CIRRIC, DR n° 02 3.834.693 Q F 2.

1814.

Catherine Omnès, Ouvrières parisiennes, ouvrage cité et Françoise Cribier, article cité.

1815.

GBL, C9n°4, entrée le 23 avril 1955 puis le 26 novembre 1956 et CIRRIC, DR n° 02 02G3699 A F 2.

1816.

GBL, C16n°50, entrée le 22 novembre 1958 et CIRRIC, DR n° 02 3.888.561 S F 2.

1817.

GBL, C3n°19, entrée le 4 juillet 1953 et CIRRIC, DR n° 02 3.420.492 LF2.

1818.

ADR, 133J203, B7n°15, entrée le 4 mars 1947 et GBL, C11n°40, entrée le 2 septembre 1963 et CIRRIC, DR n° 02 3.312.730 C F 2.

1819.

GBL, C7n°29, entrée le 30 août 1965 et CIRRIC, DR n° 02 3.756.531 W F 2.

1820.

GBL, C4n°30, entrée le 19 juin 1954 et CIRRIC, DR n° 02 3.344.686 D F 2.

1821.

GBL, C15n°32, entrée le 21 juin 1955 et CIRRIC, DR n° 02 02E5764 G F 2.

1822.

GBL, C16n°57, entrée le 9 février 1965.

1823.

GBL, C13n°68, entré le 13 mai 1968.