3/ la discontinuité des carrières

a- les périodes d'inactivité

L'analyse de l'inactivité féminine à partir des dossiers de retraite se heurte à deux problèmes d'enregistrement qui n'ont pas été rencontrés pour les hommes. Le premier concerne l'interprétation de périodes mal désignées par le personnel de la caisse de retraite qui a instruit le dossier. Le document intitulé "reconstitution de carrière" récapitule chronologiquement la vie professionnelle des salarié-e-s, de l'âge de 16 ans à la liquidation de la retraite. La première colonne est réservée à la mention des dates de début et de fin de chaque période de la vie professionnelle. Dans la seconde doit être indiquée la "nature" de cette période. En cas d'inactivité, "non actif/ve" est inscrit et en cas d'activité, "salarié-e", "non salarié-e", "chômeur/se", "maladie" ou "invalidité". Lorsqu'elles sont à leur compte, les femmes sont qualifiées de "non salariées" et "commerçantes" est ensuite indiqué dans la rubrique consacrée à l'emploi occupé. La période est alors validable pour la retraite. Mais à de multiples reprises, des dossiers de retraite portent l'inscription "non salariée" dans la "nature" de la période, sans qu'aucune information complémentaire ne soit donnée ni que la période ne compte pour la retraite. Les reconstitutions de carrières masculines ne comportent jamais de telles imprécisions, les seules périodes "non validables" pour la retraite étant toutes désignées par le terme "inactif". A ces imprécisions des dossiers, s'ajoute un problème de recension du travail féminin par les dossiers de retraite. En effet, 15 des 66 femmes, dont le dossier a été retrouvé, déclarent, à leur entrée au Grand Bazar, des périodes de travail de plusieurs mois qui, dans leur "reconstitution de carrière", sont des périodes "non salariées" ou d'inactivité, qui ne comptent pas pour les droits à la retraite. Il pourrait, certes, s'agir d'expériences inventées dans le but de valoriser les parcours professionnels. Mais le recrutement au Grand Bazar, on l'a vu, ne tient pas compte des emplois antérieurs et il est peu probable que les femmes qui n'occupent que des postes non qualifiés similaires ne connaissent pas le fonctionnement de leur marché du travail. En outre, la couture à domicile, que Marcelle Davout dit avoir effectuée pendant plusieurs années1824, ou le travail de manutentionnaire de Clémence Demay1825 ne sont pas de ceux qui pourraient appuyer, s'il en était besoin, leur demande d'emploi. Il est donc plus probable que ces 15 femmes aient effectivement occupé ces postes. Dès lors, le nombre d'emplois de femmes non recensés par les dossiers de retraite est sans doute bien supérieur à ceux qui ont été repérés grâce aux dossiers de personnel du Grand Bazar. Ce qui signifie aussi que des périodes où les femmes sont, officiellement considérées comme "inactives" cachent, en réalité, des travaux féminins.

Si des emplois ne sont pas retenus pour le calcul des droits à la retraite, c'est qu'ils n'ont pas été officialisés par le versement des cotisations obligatoires au système des assurances sociales à la fin des années 1930, puis à la sécurité sociale après la Deuxième Guerre mondiale et, enfin, au régime de retraite complémentaire à partir de 1961. La nature des emplois concernés explique qu'ils aient échappé aux déclarations officielles. Les 15 cas repérés se répartissent en trois grands types d'activité : le travail à domicile, comme pour Marcelle Davout, le travail effectué dans la petite entreprise (souvent une épicerie) familiale et enfin les périodes pendant lesquelles les femmes se disent commerçantes à leur compte. En la matière, Clémence Demay, qui se déclare manutentionnaire dans une entreprise de tissage, constituerait un cas à part si l'enquête que mène le Grand Bazar ne mentionnait qu'elle effectue, pour la maison indiquée, des travaux à domicile1826. Le travail à domicile pour un fabricant, parce qu'il n'est pas nécessairement très régulier, parce qu'il n'est pas facilement repérable puisque dispersé géographiquement, peut aisément devenir un travail "au noir", non déclaré. De même, le travail effectué pour un parent peut être transformé en aide informelle. La non reconnaissance d'une activité indépendante n'est pas aussi évidente. Elle signifie peut-être que l'on se trouve dans le cas précédent, c'est-à-dire que ces femmes, qui se disent commerçantes, tiennent un commerce avec leur mari, enregistré au nom de leur mari, dont elles ne sont alors, officiellement, que des aides.

En outre, ces emplois non reconnus ne se situent pas à n'importe quels moments de la vie des femmes. Dans 10 des 15 cas repérés, il s'agit des mois et années qui suivent la naissance des enfants. Simone Ducloux, par exemple, née en 1916, se marie le jour de ses 20 ans1827. Elle quitte alors son emploi d'infirmière et plus aucune activité ne lui est reconnue pour la retraite avant 1948, période pendant laquelle elle a deux enfants, en 1937 puis en 1943. Mais dans le formulaire de reconstitution de carrière qu'elle remplit pour la caisse de retraite, elle déclare être agricultrice de 1936 à 1947 et ajoute, dans la "demande d'emploi du Grand Bazar", avoir tenu un café-restaurant pendant la guerre puis un hôtel en 1946. Marie Doreau, mariée à 17 ans, en 1952, et mère d'un enfant l'année suivante, est embauchée au Grand Bazar en octobre 19591828. Le dossier de retraite ne recense que six mois d'activité avant cette date, de mai à décembre 1954, comme vendeuse. Elle déclare en revanche au Grand Bazar avoir travaillé pendant les quatre années qui précèdent son embauche, comme vendeuse dans l'épicerie de ses parents. Pour quatre autres femmes, les emplois non reconnus pour les droits à la retraite sont les premiers de leur carrière, alors qu'elles n'ont pas 20 ans. Seule Emma Dalimier fait exception, puisqu'il s'agit des six années, entre 1943 et 1949, pendant lesquelles elle tient une épicerie à son compte1829.

Le nombre des cas repérés d'inactivité officielle et d'activité de fait qui se situent après la naissance des enfants remet alors en question l'analyse de la discontinuité des carrières féminines liées à la maternité.

En effet, parmi les salariées du Grand Bazar, de très nombreuses mères de famille arrêtent, officiellement, de travailler. Des 66 femmes dont on a le dossier de retraite, 48, soit presque les trois-quarts ont des enfants. Dans les différentes générations d'ouvrières parisiennes étudiées par Catherine Omnès, la proportion de femmes mères de famille est moins importante. Elle s'élève à 39% pour les femmes nées entre 1882 et 1891, 53% pour celles nées en 1901 et 69% pour celles nées en 19111830. Mais les dossiers de retraite de salariées du Grand Bazar retrouvés surestiment le nombre de femmes longtemps inactives, parmi lesquelles des mères souvent de plusieurs enfants. En effet, rares sont les dossiers de femmes restées très peu de temps (moins de trois ou quatre ans) au Grand Bazar qui ont été conservés par la CIRRIC. Jusqu'en janvier 1999, date à laquelle le système a changé, les caisses de retraite ne liquidaient pas elles-mêmes ce qu'elles devaient verser pour des salariées ayant cotisé chez elles moins de cinq ans, c'est-à-dire restées moins de cinq ans dans l'entreprise qui leur est affiliée. Elles transféraient le dossier à la caisse qui avait en charge la plus grande partie de la carrière de la ou du salariée et un système de compensation rétablissait ensuite les comptes entre les différentes caisses de retraite. Dès lors, les salariées restées peu de temps au Grand Bazar dont le dossier a pourtant été retrouvé à la CIRRIC, n'ont pas eu de périodes d'activité beaucoup plus longues qu'au Grand Bazar et ont, presque toujours, été très longtemps inactives. Eliane Delpino par exemple, est l'une des rares femme "B" qui a travaillé à peine trois ans au Grand Bazar (de 20 à 23 ans, entre 1952 et 1955) et dont le dossier de retraite a été retrouvé à la CIRRIC1831. Elle démissionne du magasin lors de sa première maternité et n'est plus ensuite active, officiellement du moins, que trois années : elle abandonne son dernier emploi à 31 ans, après sa troisième maternité.

Si les mères de famille sont sur-représentées dans les dossiers de retraite du Grand Bazar, la proportion des femmes qui connaissent une période d'inactivité liée aux maternités est, en revanche, la même que parmi les ouvrières parisiennes étudiées par Catherine Omnès1832. Si l'on s'en tient aux dossiers de retraite, 41 des 48 mères de l'échantillon sont inactives à la naissance d'un enfant, soit quatre femmes sur cinq environ. Ce comportement des femmes, qui quittent le marché du travail à la naissance des enfants pour ne le retrouver que 15 ou 20 ans plus tard lorsqu'ils ont grandi, a été maintes fois repéré dans la France de l'après-guerre et traduit dans la courbe en "U" de l'activité féminine1833. D'autres études, comme celle de Jacqueline Martin, ont ensuite montré l'influence des politiques familiales natalistes de l'Etat sur l'activité des femmes1834. Depuis la fin des années 1930, les gouvernements qui se sont succédés ont créé différents systèmes devant encourager les femmes à abandonner leur activité salariée pour faire des enfants. L'allocation de salaire unique, mise en place en 1941 par le régime de Vichy constitue un tournant fondamental en la matière, par l'importance des prestations versées aux mères au foyer. Maintenue à la Libération lors de la refonte des allocations familiales, elle est même étendue aux artisans et petits commerçants en 1956, qui jusque-là n'y avaient pas droit et n'est supprimée qu'en 1978. Si les dossiers de retraite du magasin semblent alors confirmer les effets des prestations familiales sur l'activité féminine pendant les trente années qui suivent la fin de la deuxième guerre, les déclarations des femmes quant aux emplois réellement exercés nuancent en revanche nettement le phénomène.

Ainsi, sur les 41 femmes qui ont officiellement connu une période d'inactivité liée à une maternité, quatre au moins, parmi lesquelles Marie Doreau ou Simone Ducloux, disent ne jamais avoir cessé, en fait, de travailler et six autres, Marcelle Davout par exemple, avoir travaillé pendant au moins une partie de cette période qui leur est comptée comme inactive. Or, être officiellement inactive a sans doute permis à toutes ces femmes de toucher l'allocation de salaire unique. Dès lors, si les prestations familiales et l'allocation de salaire unique en particulier ont eu un effet sur les trajectoires féminines dans les années 1950 et 1960, ce fut peut-être moins d'exclure les mères de famille du marché du travail que d'orienter une partie d'entre elles au moins vers des activités exercées de manière non officielles qui leur permirent de bénéficier de l'allocation. Pour des femmes qui, comme les salariées du Grand Bazar, ont un parcours professionnel particulièrement instable et qui n'occupent que des emplois non qualifiés de tous les secteurs d'activité, cette réorientation professionnelle au moment de la maternité n'est pas nécessairement une rupture importante. Elles n'ont pas à abandonner un poste qualifié pour lequel elles ont été formées et dans lequel se joue un élément important de leur identité professionnelle et sociale. Le refus et / ou l'impossibilité matérielle d'abandonner toute activité rémunératrice à la naissance des enfants se traduit, en outre, comme l'a déjà montré Catherine Omnès, par des durées d'inactivité même "officielles" qui peuvent être assez courtes1835. Jeanne Desbordes, par exemple, qui se marie à 21 ans et a son unique un enfant à 23 ans, en 1954, n'est inactive que deux ans d'après le dossier de retraite1836. L'inactivité peut aussi être abrégée par une séparation ou un divorce, puisque 17 des 62 femmes de l'échantillon qui ont été mariées ont divorcées au moins une fois.

Ce qui signifie alors que les taux d'inactivité "officiels" des femmes après la naissance de leurs enfants doivent être considérés comme sans doute surestimés.

Notes
1824.

GBL, C6n°58, entrée le 26 novembre 1956.

1825.

GBL, C1n°25, entrée le 19 mai 1964.

1826.

Idem, enquête du 29 mai 1964.

1827.

GBL, C15n°32, entrée le 21 juin 1955 et CIRRIC, DR n° 02 02E5764 G F 2.

1828.

GBL, C9n°50, entrée le 3 octobre 1959 et CIRRIC, DR n° 02 3.797.969 F F 2.

1829.

GBL, C9n°4, entrée le 23 avril 1955 et CIRRIC, DR n° 02 02G3699 A F 2.

1830.

Catherine Omnès, Ouvrières parisiennes, ouvragé cité, p.303.

1831.

GBL, C6n°61, entrée le 15 novembre 1952 et CIRRIC, DR n°02.3722588WF2.

1832.

Catherine Omnès, Ouvrières parisiennes, ouvrage cité, p.300.

1833.

Margaret Maruani, Travail et emploi des femmes, Paris, La Découverte, 2000, p.15.

1834.

Jacqueline Martin, "Politique familiale et travail des femmes mariées en France. Perspective historique : 1942-1982", article cité.

1835.

Catherine Omnès, Ouvrières parisiennes, ouvrage cité, p.301.

1836.

GBL, C2n°15, entrée le 12 novembre 1970 et CIRRIC, DR n° 02 3.834.693 Q F 2.