Conclusion générale

De 1886 à 1974, les principes sur lesquels repose la gestion de la main-d'oeuvre au Grand Bazar restent identiques : le magasin recrute des salariées non-qualifiées et leur offre des emplois précaires et une faible rémunération. Seules quelques cheffes de service échappent à ce schéma. Si la traduction pratique de ces principes s'infléchit, au cours de la période, lorsque le droit du travail édicte de nouvelles règles (il impose des contrats moins précaires, oblige les employeuses et employeurs à respecter des barèmes de salaires, à limiter la durée du travail), elle demeure tendue vers la flexibilité de la grande majorité du personnel. La permanence d'un important turn-over tout au long de la période – la moitié des salariées embauchées entre 1886 et 1974 ne reste pas plus de deux mois au magasin – en est le signe. Retracer l'histoire de cette gestion de la main-d'oeuvre et des modes d'emploi qu'elle met en oeuvre est d'une importance fondamentale pour les analyses de la situation actuelle dans les commerces. Contrairement à ce qui est souvent présupposé, parfois même dit, les hyper- et supermarchés ne constituent pas un secteur d'activité "récent"1841. La grande distribution, qui n'est pas synonyme de libre-service, existait avant eux. La gestion de la main-d'oeuvre pratiquée dans ces commerces ne naît donc pas de rien, dans les années 1960-1970. Elle s'enracine profondément dans une pratique élaborée pendant une centaine d'années par les grands magasins, la continuité entre les pratiques actuelles des hypermarchés analysées par les sociologues et celles du Grand Bazar jusqu'aux années 1970 le montre. Dès lors, si l'on considère l'évolution des emplois au cours du siècle qui vient de s'achever, le mouvement n'est pas celui d'une "précarisation" mais exactement le contraire : celui d'une protection toujours plus grande des emplois, qui, pour ne pas être aboutie – le droit du travail n'est, finalement, vieux que d'un siècle – est beaucoup plus importante qu'auparavant. La gestion de la main-d'oeuvre modèle alors les identités professionnelles des salariées. En faisant le choix de la flexibilité, les employeurs et employeuses de commerce s'obligent à recourir à une main-d'oeuvre toujours disponible sur le marché du travail et, par conséquent, non qualifiée. Le refus de reconnaître des compétences nécessaires pour occuper les postes de travail du grand commerce est même un paramètre de la gestion du personnel. La quête de l'hétérogénéité professionnelle des salariées du Grand Bazar, à l'origine de cette recherche, partait du constat que les "employées de commerce" ne pouvaient pas constituer un groupe homogène appartenant aux "classes moyennes". Elle aboutit, finalement, à la découverte d'une homogénéité, qui n'est pas celle des classes moyennes, mais celle des salariées non qualifiées dont le marché du travail, indifférencié, traverse l'ensemble des secteurs économiques.

Notes
1841.

Sophie Le Corre, "Modèles d'entreprises et formes de gestion sociale dans les hypermarchés : diagnostic et évolution", Formation Emploi, n°35, juillet-septembre 1991, p.14.