Une histoire des emplois

L'histoire des modes d'emploi correspond très largement à l'évolution de deux domaines du droit du travail, les contrats et la durée du travail. Chaque avancée de la législation sur l'un de ces deux points se traduit systématiquement par une modification des emplois au Grand Bazar. En 1886, à l'ouverture du magasin, aucune loi ne réglemente ni les contrats ni le temps de travail des salariées du commerce. Le personnel du Grand Bazar est donc présent au magasin treize heures par jour au moins, plus dans les périodes de forte activité, tous les jours de la semaine, et peut être licencié du jour au lendemain sans préavis ni indemnité. Les "employées" ne bénéficient donc pas d'une protection plus grande que les "ouvriers" et "ouvrières", au contraire même, puisque leur journée de travail n'est pas limitée.

La loi de 1890 sur le contrat de louage constitue le premier accroc à la conception libérale du droit contractuel, qui considère que la liberté absolue de rompre un contrat est inhérente à la liberté de contracter. La jurisprudence impose progressivement, au cours des vingt années qui suivent, le respect d'un préavis avant la rupture d'un contrat de travail. Au Grand Bazar, la durée de ce délai-congé est fixée à une semaine. Mais l'application de la mesure donne lieu à la création de deux modes d'emploi. Les six à douze mois premiers mois qui suivent l'embauche sont, en effet, définis comme une période particulière, pendant laquelle le licenciement reste entièrement libre. Le terme "auxiliaire" est alors utilisé pour désigner les salariées qui n'ont pas terminé cette phase probatoire, pour souligner leur statut exceptionnel, en marge de la loi. En 1914, l'entrée en guerre du pays amène une modification de la gestion des emploi. Les salariées ne bénéficient plus automatiquement, après six mois ou un an de présence, du préavis d'une semaine. Les emplois "d'auxiliaires", auxquels il peut être mis fin sans préavis ni indemnité, peuvent désormais durer plusieurs années. Ils changent alors de nom et sont dits "temporaires". Le délai-congé n'est alors plus respecté que pour le petit nombre de salariées qui obtient de la direction le statut, désormais nommé, de titulaire. A partir de là, le terme "titulaire" désigne les salariées qui bénéficient de la protection de la loi. A la fin de la guerre, ce système n'est pas modifié et perdure jusqu'en 1936. 10% environ des 'B' embauchées au Grand Bazar entre 1914 et 1936 deviennent titulaires. La grande majorité des emplois du magasin demeure, par conséquent, extrêmement flexible jusqu'en 1936. Pendant la période, le temps de travail des salariées a, également, été limité. En 1906, le repos dominical est accordé à tous les salariées et, en 1919, une loi fixe, pour la première fois, la journée de travail "employées de commerce" à huit heures. Ces deux lois ne provoquent pas de changement particulier dans la gestion de la main-d'oeuvre.

En 1936, les modes d'emploi doivent à nouveau être modifiés. La signature de conventions collectives impose d'abord à la direction du magasin de procéder à la titularisation automatique de l'ensemble des salariées, après un an de travail. Ensuite, la réduction de la semaine de travail à 40 heures amène, comme la loi de 1890, tout à la fois une protection de l'emploi accrue pour les salariées présentes, les titulaires, et la création d'emplois précaires. Pour ne pas fermer leurs magasins lorsque le personnel est en repos, les patronnes de commerce embauchent des remplaçantes qui ne travaillent que quelques jours par semaine. A peine mise en place, la nouvelle organisation des emplois est bousculée par l'entrée dans la Seconde Guerre mondiale, mais elle inspire directement celle qui est instaurée à partir de 1949, lorsque la législation du Front populaire est rétablie. Jusqu'en 1974, l'organisation des emplois au Grand Bazar est structurée autour des titulaires. Au terme des décrets d'application de la loi limitant la semaine de travail à 40 heures et de la convention collective des magasins de détail non alimentaires de 1952, ces salariées ont droit à deux jours de repos hebdomadaires consécutifs (samedi-dimanche ou dimanche-lundi), deux semaines de congés payés annuels, elles et ils obtiennent le statut de titulaire après seulement un mois d'essai, bénéficient d'un préavis désormais long de un mois et peuvent même recevoir des indemnités de licenciement. En 1956, elles et ils ont droit à une troisième semaine de congés payés, puis une quatrième en 1969. Des auxiliaires sont alors recrutées, qui remplacent les titulaires pendant le "roulement" hebdomadaire ou annuel. Elles et ils travaillent alors deux jours par semaine ou un mois dans l'année et ne bénéficient d'aucune des protections accordées aux titulaires.

En même temps qu'elle procure une protection croissante des emplois de titulaire, l'évolution du droit du travail engendre aussi systématiquement de nouvelles formes, précaires, d'emploi. Ce n'est cependant pas là la seule, ni la première, source d'emplois précaires.

Si la législation concernant les contrats et le temps de travail amène les employeurs et employeuses à embaucher des salariées complémentaires des titulaires, du personnel supplémentaire a également toujours été recruté, pour faire face aux augmentations, ponctuelles, du travail. L'affluence dans les magasins n'est pas constante au cours de l'année, ni même au cours de la semaine ou de la journée. Les fêtes de fin d'année sont, traditionnellement, depuis le 19e siècle, une période de forte activité commerciale ; avec l'instauration progressive de la semaine anglaise, dans l'entre-deux-guerres, la fréquentation des magasins se fait plus importante le samedi que les autres jours de la semaine, comme elle l'est généralement dans l'après-midi par rapport aux matinées. Dès lors, les patronnes des grands commerces ont toujours adapté, dans la mesure du possible, leurs effectifs à l'ampleur de l'activité. L'embauche d'auxiliaires pour les fêtes de fin d'année, dès le 19e siècle, en est un exemple. Mais la pratique a évolué de la fin du 19e à la fin du 20e siècle et la crise des années 1930 a, par exemple, été une période d'apprentissage du temps partiel pour les employeurs et employeuses. Pour limiter au maximum les dépenses salariales, des salariées ont été recrutées à mi-temps, pour ne travailler que les après-midi de la semaine. Plus généralement, la précarité des emplois permet d'embaucher et de licencier facilement les salariées en fonction des besoins. L'évolution du droit des contrats, si elle n'entrave pas véritablement cette liberté des employeurs et employeuses jusqu'en 1974, les oblige néanmoins progressivement à identifier les différentes formes d'emplois. Au Grand Bazar, après la convention collective de 1952, la direction du magasin doit ainsi mentionner la durée de l'embauche et distinguer ainsi les emplois "pour le roulement", d'un remplacement, d'un emploi de fin d'année ou d'un emploi à durée indéterminée. C'est là une première étape importante dans la contractualisation des modes d'emploi, la première véritable distinction entre les contrats d'auxiliaires et ceux des titulaires, même si elle est inaboutie, en particulier parce que la diversité des auxiliaires n'est pas reconnue.

Le temps partiel ou les contrats à durée déterminée ne constituent donc des formes d'emploi ni "nouvelles" ni "atypiques". Elles existent bien avant les années 1970 mais n'étaient pas vues. Elles n'étaient, d'ailleurs, même pas dites. Quoique présent depuis les années 1930 au Grand Bazar, le temps partiel n'est pas désigné comme tel ni dans les contrats de travail ni dans les délibérations du conseil d'administration. L'expression "temps partiel" existe pourtant, elle est utilisée dans les années 1950 et 1960 par les employeurs et employeuses qui demandent au gouvernement sa réglementation. De la même manière, il n'est jamais question des contrats "à durée déterminée", alors que les surnuméraires ont toujours existé. Toutes ces salariées sont appelées "auxiliaires" ou "temporaires" selon les époques. Ce flou sémantique est directement lié à l'inexistence juridique des emplois auxiliaires, comme le montre la convention collective des magasins de détail non alimentaires signée en 1952. Jusqu'aux années 1970, le seul contrat de travail reconnu par la loi est le contrat à durée indéterminée. Dès lors, seules les salariées qui ont d'un tel contrat, nommées "titulaires" au Grand Bazar, ont bénéficié de l'évolution du droit du travail. Aucune loi ne porte sur les contrats à durée déterminée, ni sur le temps partiel. Pour maintenir les emplois auxiliaires en marge de la protection qui se met en place, les employeurs et employeuses doivent simplement les définir, quelle que soit leur fonction dans l'organisation des emplois, par opposition aux titulaires. Cette mauvaise identification des auxiliaires, liée à leur situation juridique, a sans doute contribué à leur invisibilité statistique : faute de pouvoir être clairement dits et distingués, ces emplois ne peuvent être recensés. Les recherches de Tania Angeloff montrent d'ailleurs les difficultés qui perdurent aujourd'hui pour repérer des emplois à temps partiel cachés derrières de multiples appellations1842. C'est ce qui peut expliquer que l'on ne les ait pas vus avant les années 1970. Si le temps partiel et les contrats à durée déterminée n'existaient pas "légalement", ils existaient pourtant bel et bien dans la réalité. Il n'est, par conséquent, pas possible de parler d'un processus de précarisation des emplois : les titulaires, qui sont aujourd'hui les salariées en CDI, bénéficient d'une sécurité de l'emploi toujours plus importante et les auxiliaires, les salariées en CDD ou à temps partiel, ont des emplois qui, pour être encore extrêmement précaires et flexibles, en particulier dans la distribution, ne sont pas pires qu'avant.

La flexibilité, qui a toujours guidé la gestion de la main-d'oeuvre dans le grand commerce, joue un rôle fondamental dans les parcours professionnels des salariées.

Notes
1842.

Tania Angeloff, Le Temps partiel : un marché de dupes ?, Syros, 2000, 226 p.