Les identités professionnelles des salariées du Grand Bazar

L'étude des identités professionnelles des salariées du Grand Bazar et leurs évolutions entre 1886 et 1974 était l'un des objectifs principaux de cette recherche. Les postes de travail occupés, les modes d'emploi, les niveaux de rémunération et les parcours professionnels ont alors été considérés comme autant d'éléments constitutifs des identités professionnelles et, par conséquent, susceptibles de créer des distinctions au sein du groupe "employées du Grand Bazar". Toutes ces analyses se sont soldées par le constat d'une grande homogénéité : à l'exception des membres de l'encadrement et de quelques ouvriers embauchés avant 1936, l'ensemble des salariées qui travaillent au Grand Bazar de 1886 à 1974 (quels que soient leurs postes de travail et leurs modes d'emploi) constituent une main-d'oeuvre non qualifiée, instable et qui occupe, au cours de sa carrière, les postes non qualifiés de l'ensemble des secteurs d'activité. C'est le résultat d'un choix délibéré des patronnes de commerce, qui ont toujours refusé de reconnaître les compétences nécessaires pour occuper les emplois des grands magasins. Cette position leur permet, en effet, de pratiquer des salaires très bas, même lorsque, à partir de 1936, des classifications professionnelles sont établies, et de s'assurer une main-d'oeuvre toujours disponible sur le marché du travail, puisque son recrutement ne tient pas compte des expériences professionnelles antérieures.

Jusqu'en 1936, lorsqu'aucun barème de salaires n'existe dans le commerce, les salariées non gradées de chaque sexe sont payées sur la même base salariale, quel que soit leur poste de travail. Les salaires féminins s'élèvent à 80% environ des salaires masculins. L'ancienneté, les heures supplémentaires effectuées, les gratifications offertes en fin d'année, sont autant d'éléments de différenciation des salaires, mais qui ne remettent guère en cause leur faiblesse générale. Le "paternalisme" des grands magasins, si souvent évoqué, ne constitue pas non plus une source de revenus susceptible de faire contrepoids aux bas salaires. A l'exception des allocations familiales octroyées dans les années 1920, les sommes versées à titre de secours ou de pensions de retraite sont très faibles et ne peuvent pas inciter les salariées à se stabiliser au magasin. La politique sociale du Grand Bazar ne peut donc pas être considérée comme un instrument de gestion de la main-d'oeuvre, qui ciblerait le personnel que la direction souhaiterait conserver. Seulles les cheffes de rayon et de service font l'objet d'une attention particulière de la direction. Les premieres en particulier, chargées de constituer les collections du magasin, ont un rôle crucial dans la bonne marche des affaires et bénéficient d'une rémunération à la hauteur de leur importance, huit à dix fois supérieure à celle des salariées non-gradées, des femmes en particulier.

En 1936, les premières grilles de salaires doivent être établies au sein des conventions collectives. Il s'agit donc de hiérarchiser des postes qui, jusque-là, faisaient l'objet d'une rémunération équivalente. En la matière, la classification mise en place dans les magasins de nouveautés de la région lyonnaise n'esquisse qu'une timide distinction. L'ordre établi n'est, d'ailleurs, pas expliqué par des niveaux de compétences précis, sauf pour les secrétaires et (sténo)dactylographes. Dans la grille des magasins de nouveautés, le sexe demeure alors une source de différence salariale plus importante que le poste de travail occupé. Malgré la suspension des négociations collectives et le gel des salaires dès 1939, la Seconde Guerre mondiale n'interrompt pas les réflexions sur les classifications professionnelles. Au contraire, le régime de Vichy constitue une étape très importante de la réorganisation du monde du travail. La Charte du travail, en particulier, définit des principes de rémunération (salaire minimum et coefficients salariaux) et de classification (en fonction des savoir-faire) qui sont directement mis en oeuvre dans les décisions dites "Parodi", prises entre 1945 et 1947. Dans la plus grande continuité, de 1941 à 1950, les régimes successifs opèrent une refonte des classifications professionnelles de toutes les branches. L'ensemble du salariat français se trouve même classé au sein d'une grille salariale unique, identique pour les hommes et pour les femmes. La notion de "salaire féminin" est supprimée en 1946 et, à un même poste de travail, les femmes et les hommes doivent recevoir le même salaire. La place qui est alors accordée à la grande majorité des emplois de commerce se situe au bas de l'échelle, au niveau des ouvriers et ouvrières spécialisées des industries métallurgiques. Une progression salariale est pourtant ménagée au personnel de vente, qui, au cours des cinq premières années de travail, change régulièrement de catégorie jusqu'à atteindre un niveau équivalent à celui des ouvriers et ouvrières professionnelles. Cette mesure ne rend pourtant pas les emplois de commerce beaucoup plus attractifs si l'on en croit le turn-over du Grand Bazar, sans doute parce qu'il faut, pour obtenir un tel classement, commencer tout en bas de l'échelle et surtout à temps partiel. Les cheffes de rayon et de service, qui, en 1945 et contrairement à 1936, bénéficient d'une grille de salaires, sont les seules, avec les inspecteurs et inspectrices, à échapper à ce sort : elles et ils obtiennent le statut de cadre.

Les patronnes de commerce parviennent à maintenir les postes de travail de la majorité de leur personnel au bas de l'échelle du salariat et à éviter tout processus de professionnalisation, pendant une période où il est amorcé dans beaucoup de secteurs. De la fin du 19e siècle aux années 1970, le recrutement, à tous les postes non-gradés des grands commerces, n'accorde pas d'importance à l'expérience professionnelle des salariées. Les vendeurs, les vendeuses, les réservistes, les emballeurs, les garçons, les femmes de ménage, les employées de bureau, les caissiers, les caissières, les inspecteurs (jusqu'à la Seconde Guerre mondiale) du Grand Bazar ont toutes occupé le même type de postes de travail, à de faibles nuances près. Elles et ils ont été ouvrières ou ouvriers, manutentionnaires, vendeurs ou vendeuses, domestiques, femmes de ménage, livreurs, commerçantes, employées de bureau. Les modes d'emploi sont tels que certaines le sont même toujours. D'autres (des hommes) sont retraités, de l'armée, des PTT ou des compagnies de chemin de fer. A partir des années 1950, beaucoup sont aussi étudiantes. Les dossiers de retraite retrouvés montrent qu'après l'emploi au Grand Bazar, bref pour beaucoup, les salariées sont à nouveau femmes de ménage, ouvriers ou ouvrières, manutentionnaires, vendeurs ou vendeuses, livreurs ou commerçantes. Les salariées du Grand Bazar ne sont donc pas plus des "employées de commerce" que des ouvriers, des ouvrières, ou des personnels de service. Tous ces postes de travail constituent un même marché du travail, "indifférencié", celui de la main-d'oeuvre non qualifiée urbaine. Contrairement à ce qui était supposé au début de cette recherche, ni les postes de travail, ni les modes d'emploi du Grand Bazar ne sont véritablement à l'origine de distinctions professionnelles au sein de la main-d'oeuvre. Les différents modes d'emploi, nés de l'évolution du droit du travail, ont une toute autre origine que la question des compétences professionnelles. Ils ne correspondent donc pas à deux groupes de salariées, des titulaires qualifiées à stabiliser et des auxiliaires flexibles.

Pour désigner ces parcours, les taxinomies professionnelles sont insuffisantes. Elles ne permettent de dire ni l'instabilité sectorielle des carrières, ni la pluriactivité. Ces lacunes sont sans doute, elles aussi, liées à la méconnaissance des modes d'emploi, l'occultation des auxiliaires et l'emprunt, abusif, du terme "titulaire" à la fonction publique. A assimiler, comme le fait le vocabulaire, les salariées des entreprises privées à des fonctionnaires, on oublie que les conditions d'accès au statut et la protection qu'il procure, en terme d'emploi, de rémunération et de carrière, ne sont pas comparables. Les mots ont peut-être rendu invisible l'instabilité des carrières de certaines salariées du privé. Il faut attendre les années 1970 pour que les contrats de travail distinguent clairement les contrats à durée déterminée des contrats à durée indéterminé, le temps partiel du temps complet et pour que le terme "titulaire" disparaisse, si ce n'est des usages verbaux, au moins des contrats de travail.

Contrairement au parallèle régulièrement fait (en particulier s'agissant des "employées"), entre déqualification du groupe et arrivée des femmes, l'absence de qualification des salariées du Grand Bazar, fruit d'une gestion de la main-d'oeuvre particulière, est complètement indépendante du travail féminin. L'embauche de femmes n'a pas non plus pour but de remplacer les hommes par une main-d'oeuvre meilleur marché, mais correspond à l'évolution de la division du travail. D'un lieu de travail essentiellement masculin, jusqu'en au début du 20e siècle, le Grand Bazar devient un lieu de travail essentiellement féminin à partir de 1951. Deux grandes étapes scandent ce passage. A partir de 1913, l'importante croissance de la surface du magasin et des effectifs qui l'accompagnent se traduit d’abord par un recrutement massif de femmes. Elles travaillent à des postes nouveaux, apparus avec la plus grande division du travail que permet l'augmentation du nombre de salariées, et ne prennent donc pas des places masculines. Les hommes sont, d'ailleurs, également plus nombreux dans les années 1920 qu'avant 1912 et demeurent majoritaires au sein du personnel, à hauteur de 60% environ, jusqu'en 1936. Les difficultés économiques du magasin à la fin des années 1930, la diminution du personnel et de la division du travail qu'elles entraînent ainsi que l'apparition d'emplois "pour le roulement", contribuent à une légère augmentation de la place des femmes. Mais c'est entre 1949 et 1951 que se produit l'étape suivante, après laquelle la main-d'oeuvre est autour de 85 à 90% féminine. A cette période, l'affiliation du Grand Bazar à la SAPAC, la centrale d'achat des magasins Prisunic provoque une refonte complète de l'organisation du travail, qui s'appuie sur les nouvelles classifications "Parodi". Des services sont supprimés, d'autres sont sous-traités et le résultat est une grande simplification de la structure des postes et des services, autour d'une figure désormais prépondérante, celle de la "vendeuse", en fait également caissière et réserviste. Tous ces changements font que les femmes ne sont pas recrutées à des postes qui étaient, avant, occupés par des hommes, mais, comme trente ans plus tôt, à des postes nouveaux, qui apparaissent alors et sont immédiatement définis comme féminins. Quant à comprendre pourquoi ces tâches sont décrétées féminines, l'explication dépasse largement le cadre du Grand Bazar. On repère alors des constantes. Les rayons dans lesquels les vendeuses sont embauchées, dans les années 1910 et 1920, sont ceux où l'on vend des tissus (la mode, la lingerie, la confection) ou des articles de "parfumerie", domaines socialement érigés comme féminins, ceux aussi où les gueltes ne sont pas les plus importantes, en comparaison, en particulier, des rayons "techniques", l'électricité ou l'hydrothérapie. En 1951, le travail de vente est lié à l'utilisation de caisses enregistreuses et, dans les bureaux, sont apparus les machines à écrire puis les mécanographes. Tous ces travaux, sur claviers, ont été, dès l'origine et avant qu'ils n'apparaissent au Grand Bazar, définis comme ceux de femmes. Le travail des femmes aux caisses des espaces en libre-service – caisses automatiques de plus en plus perfectionnées au cours de la deuxième moitié du 20e siècle – est alors dans la continuité des évolutions antérieures.

Deux domaines, fondamentaux dans cette étude, mériteraient d'être mieux connus. L'histoire des conventions collectives et de leurs classifications professionnelles d'abord, si importantes pour comprendre l'évolution du monde du travail et les hiérarchies qu'il élabore, est encore largement à écrire. Les décisions dites "Parodi", prises à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, ont été préparées par les négociations collectives de 1936-1938, voire encore avant dans certains secteurs comme la métallurgie, puis par les réflexions du régime de Vichy sur l'organisation professionnelle et sociale. Jean Saglio est le seul à avoir étudié cette progression, par delà les changements de régimes politiques, pour un seul secteur, la métallurgie1843. Or l'établissement, en 1945, d'une seule grille salariale pour la quasi totalité du salariat français (à l'exception des fonctionnaires et des salariées agricoles), c'est-à-dire valable sur tout le territoire national et dans toutes les branches d'activité, grâce à un système de coefficient salarial, basé sur l'indice 100, doit avoir affecté l'ensemble du marché du travail. Elle constitue un outil essentiel de la gestion de la main-d'oeuvre, qui permet à toutes, employeurs et employeuses comme salariées, de repérer immédiatement la place des postes dans l'échelle salariale. L'étude des niveaux de rémunération ne peut, cependant, se contenter des classifications. Elle doit prendre en compte les heures supplémentaires effectuées, les compléments versés par les entreprises, sous forme de primes, gratifications ou au titre des "politiques sociales", autant d'éléments qui ne sont pas donnés par les barèmes de salaires, qui sont souvent la source des historiennes. Pour faire l'histoire des classifications professionnelles, il faudra également poursuivre l'histoire de ses actrices, les organisations syndicales, des patronnes et des salariées. Les employeurs et employeuses du commerce, sont presque totalement méconnues, alors que leur rôle est essentiel dans la définition des employées de commerce comme main-d'oeuvre non qualifiée. Les études, pourtant nombreuses, sur les syndicats de salariées n'abordent jamais la question des négociations liées aux classifications, alors que les enjeux, en terme d'identité sociale et professionnelle, sont centraux pour l'évolution de la société. On ne sait rien des débats qui ont pu et dû avoir lieu à ce propos lorsque les accords ont été conclus avec les organisations patronales. Des recherches en ces domaines sont incontournables pour mieux connaître l'évolution des hiérarchies professionnelles et celle du monde social qui s'y enracine.

Notes
1843.

Secteur étudié par Jean Saglio., "Hiérarchies salariales et négociations de classifications...", "Négociations de classifications et régulation salariale..." et "Les Logiques de l'ordre salarial...", articles cités.